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Golden Stage / Ensemble(s) / Femme fatale / Mazelfreten / Vous avez dit Popping ?
- Le 03/04/2022
- Dans Critiques Spectacles
Rave Lucid / Mazelfreten
Golden Stage :
Vous avez dit popping ?
La danse hip-hop ne cesse de se diversifier et d’acquérir ses lettres de noblesse, au point que certaines compagnies se spécialisent désormais dans certains styles comme le popping, le waacking, le locking, ou bien encore la danse Electro. Toutes les quatre sont des danses précurseures, adoptées par le hip-hop ou issues de cette discipline. Le popping, encore appelé smurf ou electric boogaloo, est une danse née à la fin des années 1970 sur la côte ouest-américaine, et popularisée par le groupe californien Electric Boogaloos. Son principe de base repose sur une succession de contractions et de décontractions en rythme des muscles (hits), orchestrée par des claps. Elle fait partie des styles funks*.
Apparu lui aussi dans les années 1970 à Los Angeles dans les clubs homosexuels, le waacking est une forme afro-américaine de danse de rue qui consiste à mouvoir les bras au rythme de la musique funk et disco. À l'origine c'est une danse qui se veut être une adaptation d'une danse sensuelle féminine exécutée par des hommes. Ce style était appelé punking à l'époque, les hommes gays étant souvent traités de punks (nazes).
Unbounded / Femme fatale
Le locking est un type de danse funk inventé par Don Campbell également au début des années 1970 à Los Angeles, souvent rattaché à la culture hip-hop. Ce nom est basé sur le concept de verrouillage des mouvements, lesquels sont gelés à un moment donné dans une certaine position durant un court instant puis repris à la même vitesse qu’auparavant. Il repose sur une gestuelle rapide des bras et des mains que le danseur associe à des mouvements de hanches et de jambes moins fulgurants. Cette gestuelle, rythmée, hachée et étroitement synchronisée à la musique, est ample et exagérée, axée sur la performance. Elle interagit souvent avec le public.
Quant à la danse electro ou electro dance, elle est la première danse urbaine française fondée sur des mouvements atypiques inspirés du vogue, du locking, de la house ou du popping, et adaptés au rythme de la musique electro house Cette danse est pratiquée depuis les années 2000 lors des soirées dans certaines boîtes de nuit, entre autres le Vinyl, le 287, le Redlight et le Metropolis de Rungis. Elle se caractérise par une gestuelle à la fois circulaire et ample autour du corps, exécutée de façon énergique, voire frénétique. Chaque danseur possède un « blaze », l'équivalent d'un pseudonyme, après avoir acquis une certaine réputation. Ceux-ci se regroupent alors par crew ou par team, dans le but d'évoluer ensemble.
Rave Lucid / Mazelfreten - Ph. J. Lutumba-Viascent Rave Lucid / Mazelfreten - Ph. J. Lutumba-Viascent Unbounded / Femme fatale
Ce long préambule pour évoquer deux compagnies révélées par le « Golden Stage », plateau hip-hop créé en 2015 dans le cadre du Villette Festival et au sein duquel se défient les meilleurs crews, tant français qu’internationaux. Se sont cette année affrontés dans des shows fiévreux alliant performance et inventivité deux groupes, le trio « Femme fatale », avec sa création Unbounded, et la compagnie « Mazelfreten » avec son spectacle Rave Lucid. Trio de choc féminin, « Femme fatale » évoque la diversité culturelle et le parcours parfois difficile de trois artistes venant de 3 pays différents, la France, le Mexique et la Corée du sud, que la danse a réuni inopinément. Virtuoses du popping, du waacking et du locking, elles délivrent un show funky qui célèbre la libération de la femme, sur une musique endiablée de James Brown. Rave Lucid est une création de la compagnie Mazelfreten pour 10 interprètes, menée par Brandon Masele et Laura Defretin. Ce duo de chorégraphes réutilise les codes de la danse électro pour développer une danse viscérale, originale et percutante, sur les rythmes effrénés d’une musique électro/house et techno. Détonant et chaleureux, à l’image des valeurs hip hop, ce programme est enflammé par le flow rageur et cadencé du célèbre rappeur Vicelow.
Outre le message délivré de solidarité et d’amitié entre les groupes, l’intérêt de ce spectacle réside dans l’étonnante performance de ces danseurs aptes à réaliser avec une précision extrême les figures les plus difficiles dans un ensemble à couper le souffle. Il est vrai que les impulsions leur sont données par les rythmes de la musique, mais parvenir à une telle perfection tient réellement du prodige. Ce qui fascine dans ces danses, c’est que ces impulsions martelées répétitives, traduites en mouvements obsessionnels par les danseurs, créent une cadence hypnotique, une sorte de transe dont l’énergie se communique et rejaillit sur le public envoûté. C’est ainsi qu’il finit par s’établir un échange, une sorte de partage entre danseurs et spectateurs sous forme de décharges, ces derniers les renvoyant démultipliées aux danseurs.
J.M GourreauEnsemble(s) / Golden Stage, Grande Halle de la Villette, du 31.03 au 02.04.2022, dans le cadre du festival 100 %.
* Le funk est un genre musical ayant émergé vers le milieu des années 1960 aux Etats-Unis dans la lignée du mouvement hard bop, et qui s'est développé au cours des années 1960 et 1970. Le terme funk provient de l'argot anglo-américain funky, qui signifie littéralement « puant », « qui sent la sueur »… Ses origines remontent aux années 1950, où l'idée de ces rythmiques est venue des bars de La Nouvelle Orléans, qui étaient pauvres et ne possédaient qu'un piano pour distraire la clientèle. (wikipedia)
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Malpaso Dance company / Naharin / Ek / Delgado / Une compagnie cubaine pleine d’allant et de fantaisie
- Le 29/03/2022
- Dans Critiques Spectacles
24 hours and a dog / Osnel Delgado
Malpaso Dance Company :
Une compagnie cubaine pleine d’allant et de fantaisie
Vous ne la connaissez sans doute pas. Et pour cause : c’est la première fois que la Malpaso Dance Company, basée à La Havane, se produit en France. Fondée en 2012 par le chorégraphe Osnel Delgado, le directeur artistique Fernando Sáez et la danseuse Daileidys Carrazana, cette compagnie cubaine de 11 danseurs, rompus à tous les styles et disciplines chorégraphiques, a désormais acquis une renommée internationale. Son originalité ? Se mettre au service de chorégraphes internationaux afin de monter ou remonter leurs œuvres, ce, dans un cadre d’échanges et de partage d’idées avec les balletomanes du monde entier. C’est ainsi que, récemment, la compagnie a ajouté Tabula Rasa du chorégraphe israélien Ohad Naharin à son répertoire. Ce dernier s’est rendu spécialement à Cuba au printemps 2018 pour travailler avec les danseurs de Malpaso afin de cristalliser la remise en scène de cette œuvre maîtresse créée il y a 30 ans et rarement jouée aujourd’hui. Mais la troupe se met aussi au service de chorégraphes cubains comme Osnel Delgado et possède à son répertoire plusieurs de ses pièces, parmi lesquelles 24 hours and a dog, cette dernière étant inscrite au programme du présent spectacle. C’est une compagnie indépendante de l’état, qui survit grâce à des financements privés. Son histoire est d’ailleurs digne du plus grand intérêt car, lorsque 2 des 9 danseurs de la compagnie originelle, Osnel Delgado et Daileidys Carrazana, décidèrent en 2011 de quitter la Danza Contemporanea de Cuba, à l’époque sous l’égide de l’État, pour fonder une compagnie de danse moderne indépendante, quelques uns de leurs amis les mirent en garde de ne surtout pas faire ce faux pas (Malpaso en espagnol) car le risque de se séparer des subsides de l’état et de devoir en chercher d’autres risquait de les mener assez vite à devoir cesser l’activité de leur troupe. D’où le nom donné à la compagnie qui, aujourd’hui, est parvenue, grâce à son travail et son talent, à bénéficier du soutien inconditionnel du Joyce théâtre Productions auquel elle est d’ailleurs désormais rattachée.
Il faut bien avouer que les danseurs qui se sont produits au cours de cette soirée sont des artistes exceptionnels, chacun apportant une touche particulière à l’œuvre qui lui était donnée d’interpréter. Au programme, trois pièces, dont deux n’ont encore jamais été présentées en France, Woman with water de Mats Ek et 24 hours and a dog de Delgado lui-même, la troisième étant la célèbre Tabula rasa de Ohad Naharin, magistralement dansée d’ailleurs, sur laquelle il est inutile de revenir.
Woman with Water / Mats Ek
Woman with water de Mats Ek est un étonnant duo qui révèle bien le caractère théâtral, expressionniste mais un tantinet énigmatique du chorégraphe, centré sur les aléas et les vicissitudes vécues par l’être humain, et il faut souvent aller chercher le non dit pour pouvoir en saisir tout l’intérêt. La pièce met en scène deux personnages, une table et un verre d’eau. Une femme, vêtue d’une robe d’un orange rutilant, entre côté jardin et s’avance en titubant, courbée en deux vers une table verte, comme malade ou profondément plongée dans ses pensées. Puis elle entame une danse avec la table, la tirant, la poussant, la malmenant comme si cet objet la déconcertait, la dérangeait. Un homme entre et lui apporte un verre d’eau qu’elle boit avec avidité. S’engage alors un étrange pas de deux totalement énigmatique entre la femme et son compagnon avant que celle-ci, ingurgitant une ultime gorgée d’eau, ne tombe sur le sol, raide morte. Saisissant alors un balai, l’homme la poussera vers la coulisse en la faisant rouler au sol, comme s’il s’agissait d’un vulgaire détritus… Ce pas de deux d’un peu plus de 10 minutes et dont le titre suédois est « överbord », ce qui peut se traduire par « par-dessus bord », pourrait évoquer un jeu mais son issue ne laisse aucune ambigüité sur l’entendement du chorégraphe vis à vis de la gent humaine. En fait, Woman with Water, s’avère inspiré de deux oeuvres antérieures, Wet Woman (1996) et Place (2008), un pas de deux créé pour Mikhail Barychnikov et Ana Laguna. Son intérêt vient autant de la chorégraphie alambiquée, bien caractéristique du style de Mats Ek, que du mystère qui auréole l’œuvre. Pourrait-il s’agir d’un meurtre délibéré ?
Tabula rasa / Ohad Naharin 24 hours and a dog / Osnel Delgado
Le titre de la troisième pièce du programme est lui aussi énigmatique. 24 hours and a dog, (24 heures et un chien), que l’on doit au cofondateur de la compagnie, Osnel Delgado, s’inspire de la vie quotidienne des danseurs à La Havane. Si l’on saisit parfaitement le propos du chorégraphe lorsqu’il dépeint avec beaucoup de brio le quotidien de ses interprètes, l’allusion au chien est aussi mystérieuse qu’ambiguë. Serait-ce pour évoquer notre amitié envers cet animal qui, d’ailleurs, n’est pas présent sur le plateau, ou bien notre comportement de meute dans notre vie ordinaire ? Quoiqu’il en soit, cette œuvre en sept parties, chorégraphiée en collaboration avec les danseurs, et qui ressemble beaucoup aux jeux de rue joués dans des barrios, évoque une journée routinienne et ludique dans la vie de la compagnie, faisant un peu penser à West Side story de Robbins. Certains duos, en particulier celui dénommé Day dream, sont d’une beauté saisissante, d’autres encore, plus acrobatiques, laissent libre cours à la virtuosité des danseurs, d’autres enfin, avec leur petit parfum de danse latino-américaine, soulignent la fluidité et le synchronisme étonnant des interprètes de la compagnie.
J.M. Gourreau
Tabula rasa / Ohad Naharin, Woman with water / Mats Ek et 24 hours and a dog / Osnel Delgado, Malpaso Dance Company, Théâtre des Champs-Elysées, Paris, du 28 au 30 mars 2022, dans le cadre de Transce en-danses.
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Momix / Alice / Une saisissante fantasmagorie /
- Le 26/03/2022
- Dans Critiques Spectacles
Photos Quinn Pendleton
Momix :
Une saisissante fantasmagorie
Momix, un nom célèbre s’il en est un, celui de l’une des plus prestigieuses troupes chorégraphiques américaines qui ne s’était plus produite sous nos latitudes depuis décembre 2017…* Elle nous revient aujourd’hui sous l’égide de son fondateur, chorégraphe et directeur artistique, Moses Pendleton, lequel fête cette année le quarantième anniversaire de sa compagnie avec un spectacle aussi féérique qu’ébouriffant, Alice, héroïne du célèbre conte de Lewis Carroll. Celle-ci ne nous emmène cependant pas précisément sur les traces de son créateur, mais dans un univers tout aussi fantasmagorique au sein duquel nous allons pouvoir tout de même la retrouver avec son légendaire lapin blanc, qu’elle va, dans un premier temps, suivre dans son terrier et, par la suite, rejoindre de l’autre côté du miroir.
C’est ainsi que va se dérouler, sous les yeux émerveillés des spectateurs, parents comme enfants, un fabuleux périple en 17 séquences au cours duquel Alice va rencontrer des personnages bien connus du conte, entre autres, le chat du Cheshire ainsi qu’une étonnante chenille humanisée sur coussin d’air, celle-ci ayant troqué ses pattes contre des ballons... Elle aura aussi l’occasion de se confronter au chapelier fou, lequel sera pour la circonstance démultiplié par des miroirs, ainsi qu'au Roi et à la Reine de cœur bien sûr, mais aussi aux rois et reines de carreau, de trèfle et de pique, despotes qui règnent en maître sur le Pays des Merveilles, lequel finira par s’écrouler comme tout château de cartes qui se respecte... Allusion sans doute à ce que seront nos campagnes et cités dans le futur sous les coups de boutoir des hommes obsédés par les luttes fratricides et la conquête du pouvoir...
Tous ces personnages, féériques, pleins d’allant et de fantaisie, vont permettre à Moses Pendleton de se lâcher, de laisser libre cours à son imaginaire « où la magie naît de la rencontre de la danse, des effets produits par la lumière, de la musique, des costumes et des projections vidéo ». Ce qui l’autorise d’ailleurs aussi à passer du coq à l’âne en orchestrant de main de maître d’autres créatures tout aussi fascinantes et, parfois, plus vraies que nature, telle cette ravissante mygale à tête féminine et aux longues pattes soyeuses, capable de réconcilier avec cette gent velue n’importe quel arachnophobe... ou, encore, cet étrange quadrille de homards qui lui permettra de mettre en valeur ses multiples talents et ceux de son équipe, danseurs bien sûr mais aussi illusionnistes, circassiens, équilibristes et metteur en scène new wave... Les sujets créés par ce magicien, souvent inspirés par la nature, sont drôles et attachants, toujours surprenants. Il faut bien avouer que les progrès récents de la vidéo facilitent la création d’illusions, de paysages de rêve - vallon chatoyant, plage en bord de mer, forêt tropicale mystérieuse d’une étonnante réalité - mais aussi de structures architecturales futuristes aux lignes géométriques du plus bel effet.
Voilà un spectacle à l’image de celui que l’on pouvait attendre d’un tel créateur qui, en nous expédiant au pays des rêves, nous fait oublier les vicissitudes de la vie en nous procurant un intense - mais certes éphémère - moment de bonheur !
J.M. Gourreau
Alice / Moses Pendleton, Momix, Théâtre des folies Bergère, Paris, du 24 mars au 10 avril 2022.
*Le dernier passage de Momix en France remonte en effet au 24 décembre 2017, date à laquelle la compagnie présentait un florilège des œuvres de Moses Pendleton, Viva Momix for ever, au Théâtre des Champs-Elysées à Paris. Voir ma critique dans ces mêmes colonnes à cette date.
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Paola Piccolo / Philippe Ducou / Solos de danse / Souvenirs, quand tu nous tiens...
- Le 19/03/2022
- Dans Critiques Spectacles
Le temps d'une chanson / P. Piccolo - Ph. J.M. Gourreau
Paola Piccolo et Philippe Ducou :
Souvenirs, quand tu nous tiens …
Il est bien rare, en cette période morose et troublée, de rencontrer des artistes d’une telle chaleur, d’une telle sensibilité, d’une joie de vivre à nulle autre pareille… et qui parviennent, avec beaucoup de bonheur, à nous communiquer leur enthousiasme, leur plaisir de pouvoir s’exprimer par leur art ! Paola Piccolo et Philippe Ducou sont de ceux-là. La danse pour eux est un langage tout comme la parole, et non un outil pour construire une œuvre d’art à l’image d'un architecte, d’un sculpteur ou d’un peintre, encore que les deux ne soient pas incompatibles ; et qu’ils soient tous deux des moyens d’exprimer leurs joies ou les vicissitudes qui animent leur âme. Le spectacle qu’ils ont concocté, une soirée de soli et de duos, sans prétention aucune, s’avère en effet un petit joyau plein de finesse, d’humour et de partage.
Ce qu’ils nous livrent, ce sont quelques souvenirs de leur enfance ou de leur adolescence dans lesquels ils se replongent, fragments épars, tantôt heureux, tantôt un peu nostalgiques, qu’ils ont à cœur de revivre pour nous les faire embrasser, en pleine connivence. Il y a fort longtemps que ces deux artistes se connaissent : tous deux ont en effet été des élèves de Françoise et Dominique Dupuy et, aussi, de Trudy Kressel, avant de suivre chacun leur voie en tant que danseur, chorégraphe et/ou metteur en scène.
Miniatures / P. Piccolo & P. Ducou - Ph. J.M. Gourreau
L’intérêt de ce spectacle construit par petites touches, n’est donc pas tant dans son contenu que dans la manière dont il est présenté, d’autant plus poignante qu’il s’agit de leur propre histoire, quelques fragments de leur autobiographie en quelque sorte, qu’ils évoquent, bien sûr par la danse mais également par le théâtre, voire le mime, ce, avec beaucoup de naturel et de fraîcheur mais aussi avec leur cœur et leur âme, ce qui les rend d’autant plus crédibles, plus touchants, et qui nous permet en outre de lever un coin du voile qui les entoure, de révéler un pan du mystère dont ils sont auréolés. Parmi les miniatures que nous offre Paola portées par des chansons italiennes (Riccioli a cavatappo d’Ombretta Colli et Parole Parole de Mina et Alberto Lupo), ou bien ce sublime extrait La donna é mobile du Rigoletto de Verdi chanté par Luciano Pavarotti, ce fragment d’un poème de Baudelaire, Sarah la louchette, prélude à Sarah chanté par Serge Reggiani voire, encore, cette poignante musique Für Alina de Arvo Pärt, on peut entrevoir des images gravées dans sa mémoire, comme la photo de cet enfant, l’opercule d’un coquillage plaqué contre son oreille comme pour écouter le bruit de la mer, image signée de Robert Doisneau… Il y a aussi cet hommage à l’une des chorégraphes dont elle a interprété de nombreuses œuvres, la suédoise Lena Josefsson, directrice de la compagnie de danse Raande-Vo d’Örebro… Il y a enfin, dans ce solo intitulé Le temps d’une chanson, l’évocation de cette femme âgée, courbée par le poids des ans, témoin inéluctable de notre destinée… Tous ces souvenirs ressurgissent devant nous, magnifiés par une infinie tendresse, auréolés de cet inénarrable parfum enfantin qu’elle sait si bien distiller avec une grande ferveur et une ivresse de liberté m'évoquant Isadora Duncan…
Dans son solo Petit songe pour une nuit d’été sur La vita é bella de Nicola Piovani, Philippe Ducou quant à lui, qui a travaillé avec Suzanne Linke, ouvrait aussi la porte à ses souvenirs d’ambiance de bord de mer et de chants de dauphins (musique de D.J. Magnani), de soleil, et du temps qui passe : métamorphosé en vieille femme qui portait en elle ce qu’elle était en retrouvant son âme d’enfant, il évoquait, par son jeu de mains, la fabuleuse image que nous a laissé Kazuo Ohno de La Argentina. D’un tout autre style, le duo Miniatures concocté par ces deux artistes sur Praising the Altai" d’Altai KhairKhan, la sonate pour piano N° 17 de Beethoven, et La tempête, allegretto d’Hélène Grimaud qui clôturait la soirée : un duo facétieux en diable, empreint d’un humour incomparable, lequel retraçait le parcours de deux chenapans, gavroches effrontés et sensibles, agressifs et attendrissants tout à la fois, tantôt se chamaillant comme des chiffonniers, tantôt s’envoyant de petits bisous avec une tendresse infinie…
J.M. Gourreau
Le temps d’une chanson / Paola Piccolo, Petit songe pour une nuit d’été / Philippe Ducou, Miniatures / Paola Piccolo & Philippe Ducou, Espace culturel Bertin Poirée, Paris, 17 & 18 mars 2022, dans le cadre du festival « Dance Box ».
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Fabrice Ramalingom / Générations, battle of portrait / Connivence et partage
- Le 13/03/2022
- Dans Critiques Spectacles
Photo J.M. Gourreau Ph. B. Pelleschi Ph. J.M. Gourreau
Fabrice Ramalingom :
Connivences et partage
Voilà un duo particulièrement émouvant, d’une grande sensibilité et d’une non moins grande humanité : celui de deux hommes dont l’un pourrait être le père de l’autre, deux hommes qui, pourtant, n’ont rien de commun entre eux et qui vont petit à petit apprendre à se connaître, à se respecter, à s’apprécier jusqu’à établir une complicité touchante, d’une grande intensité. Leurs univers sont pourtant diamétralement opposés, le plus vieux, Jean, - il a plus de 70 ans - est un sage, réfléchi, plein d’expérience, usé par les vicissitudes de la vie certes, mais encore svelte et plein d’allant, et qui danse encore ; Hugues, le plus jeune, à peine 23 ans, un peu fou, révolté, plein d’exubérance et de vitalité, ivre de liberté, recherche chez son aîné le savoir, le réconfort. Finalement, ils ont beaucoup à apprendre l’un de l’autre. Le plus jeune, l’écoute, la tempérance, la modération… Son aîné a pleinement joui de la vie durant son existence. Mais il cherche, à la lumière de ce qu’il vit aujourd’hui, à ré-appréhender un passé qu’il nous ouvre, tout en savourant la liberté que son compère lui fait miroiter et dont il a vraisemblablement insuffisamment goûté, ayant vécu les répercussions de la guerre et subi la révolution de mai 68. Tous deux ont cependant un point commun, la passion pour l’ornithologie ce qui, sans doute, facilite bien les choses. Tout cela serait bien banal si cette histoire n’était pas réellement la leur, au détail près, sans fioritures, au plus proche de la réalité. Il n’y a rien de tel en effet que le vécu et un ressenti véritable et profond pour rendre leur discours dansé réellement accessible, plus compréhensible, plus touchant.
Leur histoire, c’est peut-être aussi un peu celle du chorégraphe, Fabrice Ramalingom, un être qui, lui aussi, a pas mal bourlingué à travers notre vaste monde, un être que les revirements de l’existence ont également grandement façonné, un être dont le besoin de se jeter à corps perdu dans la vie est toujours bien présent et dont l’entrain est resté à ce jour pleinement intact. Et si Fabrice a choisi ces deux artistes, Jean Rochereau et Hugues Rondepierre, pour mettre en valeurs a pensée et son ressenti du moment, c’est qu’il y avait nécessairement un lien très fort entre eux, un lien d’échange et de partage, lequel, bien sûr, s’est renforcé au cours du temps. La première fois que Jean et Fabrice se sont rencontrés et ont décidé de travailler ensemble, c’était en 1977, lors de la création de Postural : études, une pièce de la même veine que Générations puisqu’elle mettait en scène une quinzaine d’hommes de différents âges qui tentaient de construire une communauté éternelle. Cette œuvre se terminait par un face à face entre le plus jeune des hommes et le plus âgé. Depuis cet instant, le chorégraphe se promit de retravailler avec lui…
Ph. J.M. Gourreau Ph. B. Pelleschi Ph. J.M. Gourreau
La collaboration entre Fabrice et Hughes est plus récente. Ils se sont rencontrés la première fois lorsque Hugues dansait dans la formation Coline, et Fabrice l’avait invité à créer A new wildblossom (Eclosion sauvage) à Klap, Maison pour la danse à Marseille. Curieusement, dans cette œuvre, le chorégraphe remettait en jeu les processus d’une création appelée à interroger le passage tumultueux de l’adolescence à l’âge adulte, un leitmotiv qui, finalement dans son subconscient, le hante toujours et qu’il ne cesse d’explorer depuis lors… Or, la description flatteuse et séduisante qu’il donne de son jeune interprète est attachante, et l’on conçoit aisément qu’il ait imaginé de le confronter à son aîné : « Portant tantôt la crête, tantôt les cheveux longs, bleus ou roses, parfois le crâne tondu ou des dreadlocks rasta**, s’habillant de robes, de jupes, quand ce n’est pas de « fringues » des années 80 trouvées chez les fripiers. Il dévie les styles, les mélangeant pour en créer d’autres. Pour sûr, il aime le rock. Il joue de la musique dans un groupe. Lui aussi est curieux des autres, du monde qu’il aime d’ailleurs découvrir en voyageant, sac à dos et sac de couchage sur l’épaule, des amis à ses côtés ou, parfois, en solitaire. Il aime fouler notre planète et, à son échelle, milite pour réveiller les consciences, se bat pour qu’on en prenne soin. Il évite d’appartenir à une quelconque étiquette, et se sent libre. Il est sain, frais, vif, et porte bonne humeur et joie comme une écharpe légère flottant au vent. Parfois frondeur, parfois tendre, parfois adulte et sérieux, parfois juvénile et innocent ».
Il n’est dès lors pas étonnant que le duo formé par ces deux artistes soit captivant. Car tout le jeu consista à composer, à coexister l’un avec l’autre. Ce que nous montre Ramalingom avec beaucoup de finesse et de talent dans ce duo, ce sont la rencontre et les relations qui vont peu à peu s’établir et se nouer entre ces deux fabuleux interprètes, lesquels vont être amenés à se jauger et à confronter leurs personnalités et leurs expériences, tout en affirmant leurs caractères et leurs différences… Il en ressort des questions existentielles qui nous concernent tous, entre autres, sur le regard de l’autre sur soi et ce qu’il y a lieu de faire pour le modifier, sur la meilleure manière de vivre avec ce que l’on est et que l’on a, sur ce qu’il est nécessaire de faire pour gagner, et sur les conséquences de perdre…
J.M. Gourreau
Générations, battle of portrait / Fabrice Ramalingom, avec Jean Rochereau et Hugues Rondepierre, création les 11 et 12 mars 2022 à l’Atelier de Paris/ Carolyn Carlson, dans le cadre du Paris Réseau Danse.
*Postural a été créé les 2 et 3 juillet 2007 au Festival Montpellier Danse.
**Personnages porteurs de cheveux emmêlés. -
Tânia Carvalho / Oneironaut / De l’art de contrôler ses rêves
- Le 08/03/2022
- Dans Critiques Spectacles
Photos Rui Palma
Tânia Carvalho :
De l’art de contrôler ses rêves
Il est parfois bien difficile de partager ses rêves, surtout lorsqu’ils sont nombreux et protéiformes. Les rêves sont habituellement des moments flous, sur lesquels aucun contrôle n’est exercé au niveau de notre conscience. Or, depuis des temps immémoriaux, l’Homme en cherche la signification pour parvenir à les dominer, les vaincre. Et il réussit parfois à contrôler certains éléments au sein de ceux que l’on appelle les « rêves lucides ». Entre autres notamment ceux qui symbolisent ses peurs, et qui, en s’imprimant dans son inconscient, vont stimuler de nouveaux mécanismes qui lui donneront la possibilité de résoudre certains des problèmes liés aux phénomènes conscients et inconscients du comportement individuel. Tels l’anxiété, voire la peur de certaines choses, ou, au contraire, une confiance excessive en soi, laquelle pourrait parfois créer quelques désagréments dans sa vie réelle.
Peut-être ces phénomènes psychiques auxquels s’est trouvée confrontée la chorégraphe portugaise Tânia Carvalho sont-ils à l’origine de la création d’Oneironaut, une pièce qu’elle présente actuellement dans le cadre de sa tournée en France. Ce terme, qui vient du grec oneiros, signifie, dans la langue de Shakespeare, « Marin de rêve ». Et, en effet, en tant qu’Oneironaut, nous pourrions prendre le contrôle de nos rêves et aurions la faculté de les façonner à notre envi, de créer et modifier ce monde étrange et mystérieux avec toutes ses composantes. Bien que nous restions pleinement conscients, tout au long de ce soi-disant « rêve lucide », que rien de ce que nous sommes en train de vivre ne se passe réellement (car nous savons que nous sommes en train de dormir), celui-ci nous semblera parfaitement réel. A ce moment là, seulement, nous parviendrons à le partager
Le rideau s’ouvre sur sept étranges personnages, sans doute tout droits sortis du monde des rêves, des hantises nocturnes de la chorégraphe. Les images burlesques qui naissent de son imagination, sont empreintes à la fois de folie et de dérision. Aussi insolites que saisissantes, confuses et floues, elles n’ont pas leur place dans notre monde, évoquant plutôt l’univers d’un Dali ou d’un Magritte, voire d’un Goya, et c’est leur caractère étrange autant que surréaliste qui retient l’attention. Les tableaux que les interprètes dessinent ou composent, extravagants, ne retiennent pas vraiment l’attention et s’évanouissent de notre esprit sitôt leur concrétisation, après nous avoir conduit dans un macrocosme entre lumière et ténèbres, un monde drolatique voire loufoque, un tantinet confus, souvent plaisant mais, parfois aussi, un peu angoissant, dans lequel on a tout de même du mal à pénétrer. Il faut cependant bien avouer que cette chorégraphe d'une fécondité inégalée* qui a pris ses fantasmes à bras le corps déborde d’imagination et que ses facultés artistiques sont sans limites : c’est elle en effet qui accompagne ses personnages avec son alter ego, sur une partition pour deux pianos empruntée en partie à Frédéric Chopin, en partie issue de sa propre imagination. C’est à elle aussi que l’on doit - au moins en partie - les costumes et maquillages blafards de ses interprètes, du plus bel effet, il faut le reconnaître. Oneironaut s’avère finalement une œuvre assez violente, plus abstraite que ses pièces précédentes mais qui, à bien y réfléchir, reste très personnelle et qui semble avoir été conçue comme un palliatif pour s’affranchir de rêves maléfiques, voire de cauchemars.
J.M. Gourreau
Oneironaut / Tânia Carvalho, Théâtre des Abbesses, du 7 au 12 mars 2022. Pièce créée le 8 juin 2020 à l'Espace du temps à Montemor-o-Novo (Portugal).
*Elle a en effet créé 37 pièces depuis 1999.
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Adi Boutrous / One more thing / L'écoute, l'attente et la fraternité
- Le 25/02/2022
- Dans Critiques Spectacles
L’écoute, l’attente et la fraternité…
Je ne résiste pas au plaisir de vous reparler de One more thing, une pièce d’Adi Boutrous que j’avais eu l’occasion d’apprécier dans ce même théâtre en octobre 2020 et dont vous pourrez découvrir mes premières impressions dans ces colonnes, à cette date. Voilà une pièce d’une très grande humanité qui met en avant autant la fraternité que la vulnérabilité masculines, avec une éloquence encore jamais décrite. C’est une grande force tranquille qui anime ces quatre hommes perdus dans l’immensité de l’espace. Qui sont-ils ? Des frères, des amis, des ennemis, des voisins, des collègues ? D’où viennent-ils ? Quel lien les unit ? Qu’attendent-ils les uns des autres ? Leur cohésion semble être leur seul atout, leur seule force, leur unique réconfort. Leurs évolutions, souvent au ralenti, expriment une attente, une expectative, parfois teintée d’un tantinet de tristesse, de lassitude. Les relations, déjà établies évolueront peu tout au long du spectacle, si ce n’est dans l’affermissement de la découverte de l’autre. De temps à autre, l’un des protagonistes de la pièce s’isole, sort de son alanguissement ou de son indolence, quitte le groupe pour lâcher prise, se laisser aller, changer d’atmosphère, se libérer du joug qui semble l’étreindre sous le regard intéressé, voire envieux des trois autres. Par instants également, ce sont deux individus qui se détachent: ils s’étreignent, s’affrontent, s’enlacent, s’emmêlent, roulent à terre dans des contorsions convulsives réellement étonnantes, tout en construisant de véritables tableaux vivants. Certains d’entre eux reviennent d’ailleurs comme un leitmotiv. La chorégraphie, sophistiquée, parfois tarabiscotée, est mâtinée de nombreux portés, de corps à corps alambiqués et de sauts. Elle peut être aussi calme et sereine, pleine de douceur et d’empathie. Parfois cependant, on y relève quelques sentiments de libération, des tiraillements pour la conquête de cet espace de vie, voire des élans de jalousie et de domination peut-être. Les prises de risque sont importantes. La souffrance qui, par moments, apparaît sur les visages, n’est pas bien loin, elle non plus, révélant la vulnérabilité des interprètes. Mais elle aboutit à l’élaboration d’une véritable entraide, un partage, une tolérance qui réchauffent le cœur et mettent en évidence les facultés de l’Homme à aborder l’inconnu.
Photos Ariel Tagar
La plus grande qualité d’Adi Boutrous, en effet, est sa profonde humanité, sa sensibilité à fleur de peau ; et, si ses chorégraphies, généralement soutenues par des musiques appropriées intemporelles, modernes ou tribales, font appel autant à la danse contemporaine qu’au hip-hop et à la break danse, voire à l’acrobatie, la gestuelle qui en ressort, élégante et puissante, est toujours harmonieuse, très signifiante et chargée d’une profonde émotion. Ce chorégraphe d’origine israélo-arabe ne parle en effet jamais pour ne rien dire, comme on a pu le découvrir lors de la Biennale de la danse de 2018 dans son duo avec Avshalom Latucha, It’s Always Here, une superbe pièce à la recherche des racines de l’identité humaine. Ce sont d’ailleurs les histoires personnelles, tant du chorégraphe que de ses interprètes, qui ont nourri cette magnifique pièce aussi percutante que d’une grande délicatesse et qui fait à nouveau honneur à son auteur.
J.M. Gourreau
One more thing / Adi Boutrous, Théâtre des Abbesses, du 22 au 28 février 2022.