Critiques Spectacles
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Golden Stage / Ensemble(s) / Femme fatale / Mazelfreten / Vous avez dit Popping ?
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 03/04/2022
- Dans Critiques Spectacles
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Rave Lucid / Mazelfreten
Golden Stage :
Vous avez dit popping ?
La danse hip-hop ne cesse de se diversifier et d’acquérir ses lettres de noblesse, au point que certaines compagnies se spécialisent désormais dans certains styles comme le popping, le waacking, le locking, ou bien encore la danse Electro. Toutes les quatre sont des danses précurseures, adoptées par le hip-hop ou issues de cette discipline. Le popping, encore appelé smurf ou electric boogaloo, est une danse née à la fin des années 1970 sur la côte ouest-américaine, et popularisée par le groupe californien Electric Boogaloos. Son principe de base repose sur une succession de contractions et de décontractions en rythme des muscles (hits), orchestrée par des claps. Elle fait partie des styles funks*.
Apparu lui aussi dans les années 1970 à Los Angeles dans les clubs homosexuels, le waacking est une forme afro-américaine de danse de rue qui consiste à mouvoir les bras au rythme de la musique funk et disco. À l'origine c'est une danse qui se veut être une adaptation d'une danse sensuelle féminine exécutée par des hommes. Ce style était appelé punking à l'époque, les hommes gays étant souvent traités de punks (nazes).
Unbounded / Femme fatale
Le locking est un type de danse funk inventé par Don Campbell également au début des années 1970 à Los Angeles, souvent rattaché à la culture hip-hop. Ce nom est basé sur le concept de verrouillage des mouvements, lesquels sont gelés à un moment donné dans une certaine position durant un court instant puis repris à la même vitesse qu’auparavant. Il repose sur une gestuelle rapide des bras et des mains que le danseur associe à des mouvements de hanches et de jambes moins fulgurants. Cette gestuelle, rythmée, hachée et étroitement synchronisée à la musique, est ample et exagérée, axée sur la performance. Elle interagit souvent avec le public.
Quant à la danse electro ou electro dance, elle est la première danse urbaine française fondée sur des mouvements atypiques inspirés du vogue, du locking, de la house ou du popping, et adaptés au rythme de la musique electro house Cette danse est pratiquée depuis les années 2000 lors des soirées dans certaines boîtes de nuit, entre autres le Vinyl, le 287, le Redlight et le Metropolis de Rungis. Elle se caractérise par une gestuelle à la fois circulaire et ample autour du corps, exécutée de façon énergique, voire frénétique. Chaque danseur possède un « blaze », l'équivalent d'un pseudonyme, après avoir acquis une certaine réputation. Ceux-ci se regroupent alors par crew ou par team, dans le but d'évoluer ensemble.
Rave Lucid / Mazelfreten - Ph. J. Lutumba-Viascent Rave Lucid / Mazelfreten - Ph. J. Lutumba-Viascent Unbounded / Femme fatale
Ce long préambule pour évoquer deux compagnies révélées par le « Golden Stage », plateau hip-hop créé en 2015 dans le cadre du Villette Festival et au sein duquel se défient les meilleurs crews, tant français qu’internationaux. Se sont cette année affrontés dans des shows fiévreux alliant performance et inventivité deux groupes, le trio « Femme fatale », avec sa création Unbounded, et la compagnie « Mazelfreten » avec son spectacle Rave Lucid. Trio de choc féminin, « Femme fatale » évoque la diversité culturelle et le parcours parfois difficile de trois artistes venant de 3 pays différents, la France, le Mexique et la Corée du sud, que la danse a réuni inopinément. Virtuoses du popping, du waacking et du locking, elles délivrent un show funky qui célèbre la libération de la femme, sur une musique endiablée de James Brown. Rave Lucid est une création de la compagnie Mazelfreten pour 10 interprètes, menée par Brandon Masele et Laura Defretin. Ce duo de chorégraphes réutilise les codes de la danse électro pour développer une danse viscérale, originale et percutante, sur les rythmes effrénés d’une musique électro/house et techno. Détonant et chaleureux, à l’image des valeurs hip hop, ce programme est enflammé par le flow rageur et cadencé du célèbre rappeur Vicelow.
Outre le message délivré de solidarité et d’amitié entre les groupes, l’intérêt de ce spectacle réside dans l’étonnante performance de ces danseurs aptes à réaliser avec une précision extrême les figures les plus difficiles dans un ensemble à couper le souffle. Il est vrai que les impulsions leur sont données par les rythmes de la musique, mais parvenir à une telle perfection tient réellement du prodige. Ce qui fascine dans ces danses, c’est que ces impulsions martelées répétitives, traduites en mouvements obsessionnels par les danseurs, créent une cadence hypnotique, une sorte de transe dont l’énergie se communique et rejaillit sur le public envoûté. C’est ainsi qu’il finit par s’établir un échange, une sorte de partage entre danseurs et spectateurs sous forme de décharges, ces derniers les renvoyant démultipliées aux danseurs.
J.M GourreauEnsemble(s) / Golden Stage, Grande Halle de la Villette, du 31.03 au 02.04.2022, dans le cadre du festival 100 %.
* Le funk est un genre musical ayant émergé vers le milieu des années 1960 aux Etats-Unis dans la lignée du mouvement hard bop, et qui s'est développé au cours des années 1960 et 1970. Le terme funk provient de l'argot anglo-américain funky, qui signifie littéralement « puant », « qui sent la sueur »… Ses origines remontent aux années 1950, où l'idée de ces rythmiques est venue des bars de La Nouvelle Orléans, qui étaient pauvres et ne possédaient qu'un piano pour distraire la clientèle. (wikipedia)
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Malpaso Dance company / Naharin / Ek / Delgado / Une compagnie cubaine pleine d’allant et de fantaisie
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 29/03/2022
- Dans Critiques Spectacles
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24 hours and a dog / Osnel Delgado
Malpaso Dance Company :
Une compagnie cubaine pleine d’allant et de fantaisie
Vous ne la connaissez sans doute pas. Et pour cause : c’est la première fois que la Malpaso Dance Company, basée à La Havane, se produit en France. Fondée en 2012 par le chorégraphe Osnel Delgado, le directeur artistique Fernando Sáez et la danseuse Daileidys Carrazana, cette compagnie cubaine de 11 danseurs, rompus à tous les styles et disciplines chorégraphiques, a désormais acquis une renommée internationale. Son originalité ? Se mettre au service de chorégraphes internationaux afin de monter ou remonter leurs œuvres, ce, dans un cadre d’échanges et de partage d’idées avec les balletomanes du monde entier. C’est ainsi que, récemment, la compagnie a ajouté Tabula Rasa du chorégraphe israélien Ohad Naharin à son répertoire. Ce dernier s’est rendu spécialement à Cuba au printemps 2018 pour travailler avec les danseurs de Malpaso afin de cristalliser la remise en scène de cette œuvre maîtresse créée il y a 30 ans et rarement jouée aujourd’hui. Mais la troupe se met aussi au service de chorégraphes cubains comme Osnel Delgado et possède à son répertoire plusieurs de ses pièces, parmi lesquelles 24 hours and a dog, cette dernière étant inscrite au programme du présent spectacle. C’est une compagnie indépendante de l’état, qui survit grâce à des financements privés. Son histoire est d’ailleurs digne du plus grand intérêt car, lorsque 2 des 9 danseurs de la compagnie originelle, Osnel Delgado et Daileidys Carrazana, décidèrent en 2011 de quitter la Danza Contemporanea de Cuba, à l’époque sous l’égide de l’État, pour fonder une compagnie de danse moderne indépendante, quelques uns de leurs amis les mirent en garde de ne surtout pas faire ce faux pas (Malpaso en espagnol) car le risque de se séparer des subsides de l’état et de devoir en chercher d’autres risquait de les mener assez vite à devoir cesser l’activité de leur troupe. D’où le nom donné à la compagnie qui, aujourd’hui, est parvenue, grâce à son travail et son talent, à bénéficier du soutien inconditionnel du Joyce théâtre Productions auquel elle est d’ailleurs désormais rattachée.
Il faut bien avouer que les danseurs qui se sont produits au cours de cette soirée sont des artistes exceptionnels, chacun apportant une touche particulière à l’œuvre qui lui était donnée d’interpréter. Au programme, trois pièces, dont deux n’ont encore jamais été présentées en France, Woman with water de Mats Ek et 24 hours and a dog de Delgado lui-même, la troisième étant la célèbre Tabula rasa de Ohad Naharin, magistralement dansée d’ailleurs, sur laquelle il est inutile de revenir.
Woman with Water / Mats Ek
Woman with water de Mats Ek est un étonnant duo qui révèle bien le caractère théâtral, expressionniste mais un tantinet énigmatique du chorégraphe, centré sur les aléas et les vicissitudes vécues par l’être humain, et il faut souvent aller chercher le non dit pour pouvoir en saisir tout l’intérêt. La pièce met en scène deux personnages, une table et un verre d’eau. Une femme, vêtue d’une robe d’un orange rutilant, entre côté jardin et s’avance en titubant, courbée en deux vers une table verte, comme malade ou profondément plongée dans ses pensées. Puis elle entame une danse avec la table, la tirant, la poussant, la malmenant comme si cet objet la déconcertait, la dérangeait. Un homme entre et lui apporte un verre d’eau qu’elle boit avec avidité. S’engage alors un étrange pas de deux totalement énigmatique entre la femme et son compagnon avant que celle-ci, ingurgitant une ultime gorgée d’eau, ne tombe sur le sol, raide morte. Saisissant alors un balai, l’homme la poussera vers la coulisse en la faisant rouler au sol, comme s’il s’agissait d’un vulgaire détritus… Ce pas de deux d’un peu plus de 10 minutes et dont le titre suédois est « överbord », ce qui peut se traduire par « par-dessus bord », pourrait évoquer un jeu mais son issue ne laisse aucune ambigüité sur l’entendement du chorégraphe vis à vis de la gent humaine. En fait, Woman with Water, s’avère inspiré de deux oeuvres antérieures, Wet Woman (1996) et Place (2008), un pas de deux créé pour Mikhail Barychnikov et Ana Laguna. Son intérêt vient autant de la chorégraphie alambiquée, bien caractéristique du style de Mats Ek, que du mystère qui auréole l’œuvre. Pourrait-il s’agir d’un meurtre délibéré ?
Tabula rasa / Ohad Naharin 24 hours and a dog / Osnel Delgado
Le titre de la troisième pièce du programme est lui aussi énigmatique. 24 hours and a dog, (24 heures et un chien), que l’on doit au cofondateur de la compagnie, Osnel Delgado, s’inspire de la vie quotidienne des danseurs à La Havane. Si l’on saisit parfaitement le propos du chorégraphe lorsqu’il dépeint avec beaucoup de brio le quotidien de ses interprètes, l’allusion au chien est aussi mystérieuse qu’ambiguë. Serait-ce pour évoquer notre amitié envers cet animal qui, d’ailleurs, n’est pas présent sur le plateau, ou bien notre comportement de meute dans notre vie ordinaire ? Quoiqu’il en soit, cette œuvre en sept parties, chorégraphiée en collaboration avec les danseurs, et qui ressemble beaucoup aux jeux de rue joués dans des barrios, évoque une journée routinienne et ludique dans la vie de la compagnie, faisant un peu penser à West Side story de Robbins. Certains duos, en particulier celui dénommé Day dream, sont d’une beauté saisissante, d’autres encore, plus acrobatiques, laissent libre cours à la virtuosité des danseurs, d’autres enfin, avec leur petit parfum de danse latino-américaine, soulignent la fluidité et le synchronisme étonnant des interprètes de la compagnie.
J.M. Gourreau
Tabula rasa / Ohad Naharin, Woman with water / Mats Ek et 24 hours and a dog / Osnel Delgado, Malpaso Dance Company, Théâtre des Champs-Elysées, Paris, du 28 au 30 mars 2022, dans le cadre de Transce en-danses.
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Momix / Alice / Une saisissante fantasmagorie /
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 26/03/2022
- Dans Critiques Spectacles
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Photos Quinn Pendleton
Momix :
Une saisissante fantasmagorie
Momix, un nom célèbre s’il en est un, celui de l’une des plus prestigieuses troupes chorégraphiques américaines qui ne s’était plus produite sous nos latitudes depuis décembre 2017…* Elle nous revient aujourd’hui sous l’égide de son fondateur, chorégraphe et directeur artistique, Moses Pendleton, lequel fête cette année le quarantième anniversaire de sa compagnie avec un spectacle aussi féérique qu’ébouriffant, Alice, héroïne du célèbre conte de Lewis Carroll. Celle-ci ne nous emmène cependant pas précisément sur les traces de son créateur, mais dans un univers tout aussi fantasmagorique au sein duquel nous allons pouvoir tout de même la retrouver avec son légendaire lapin blanc, qu’elle va, dans un premier temps, suivre dans son terrier et, par la suite, rejoindre de l’autre côté du miroir.
C’est ainsi que va se dérouler, sous les yeux émerveillés des spectateurs, parents comme enfants, un fabuleux périple en 17 séquences au cours duquel Alice va rencontrer des personnages bien connus du conte, entre autres, le chat du Cheshire ainsi qu’une étonnante chenille humanisée sur coussin d’air, celle-ci ayant troqué ses pattes contre des ballons... Elle aura aussi l’occasion de se confronter au chapelier fou, lequel sera pour la circonstance démultiplié par des miroirs, ainsi qu'au Roi et à la Reine de cœur bien sûr, mais aussi aux rois et reines de carreau, de trèfle et de pique, despotes qui règnent en maître sur le Pays des Merveilles, lequel finira par s’écrouler comme tout château de cartes qui se respecte... Allusion sans doute à ce que seront nos campagnes et cités dans le futur sous les coups de boutoir des hommes obsédés par les luttes fratricides et la conquête du pouvoir...
Tous ces personnages, féériques, pleins d’allant et de fantaisie, vont permettre à Moses Pendleton de se lâcher, de laisser libre cours à son imaginaire « où la magie naît de la rencontre de la danse, des effets produits par la lumière, de la musique, des costumes et des projections vidéo ». Ce qui l’autorise d’ailleurs aussi à passer du coq à l’âne en orchestrant de main de maître d’autres créatures tout aussi fascinantes et, parfois, plus vraies que nature, telle cette ravissante mygale à tête féminine et aux longues pattes soyeuses, capable de réconcilier avec cette gent velue n’importe quel arachnophobe... ou, encore, cet étrange quadrille de homards qui lui permettra de mettre en valeur ses multiples talents et ceux de son équipe, danseurs bien sûr mais aussi illusionnistes, circassiens, équilibristes et metteur en scène new wave... Les sujets créés par ce magicien, souvent inspirés par la nature, sont drôles et attachants, toujours surprenants. Il faut bien avouer que les progrès récents de la vidéo facilitent la création d’illusions, de paysages de rêve - vallon chatoyant, plage en bord de mer, forêt tropicale mystérieuse d’une étonnante réalité - mais aussi de structures architecturales futuristes aux lignes géométriques du plus bel effet.
Voilà un spectacle à l’image de celui que l’on pouvait attendre d’un tel créateur qui, en nous expédiant au pays des rêves, nous fait oublier les vicissitudes de la vie en nous procurant un intense - mais certes éphémère - moment de bonheur !
J.M. Gourreau
Alice / Moses Pendleton, Momix, Théâtre des folies Bergère, Paris, du 24 mars au 10 avril 2022.
*Le dernier passage de Momix en France remonte en effet au 24 décembre 2017, date à laquelle la compagnie présentait un florilège des œuvres de Moses Pendleton, Viva Momix for ever, au Théâtre des Champs-Elysées à Paris. Voir ma critique dans ces mêmes colonnes à cette date.
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Paola Piccolo / Philippe Ducou / Solos de danse / Souvenirs, quand tu nous tiens...
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 19/03/2022
- Dans Critiques Spectacles
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Le temps d'une chanson / P. Piccolo - Ph. J.M. Gourreau
Paola Piccolo et Philippe Ducou :
Souvenirs, quand tu nous tiens …
Il est bien rare, en cette période morose et troublée, de rencontrer des artistes d’une telle chaleur, d’une telle sensibilité, d’une joie de vivre à nulle autre pareille… et qui parviennent, avec beaucoup de bonheur, à nous communiquer leur enthousiasme, leur plaisir de pouvoir s’exprimer par leur art ! Paola Piccolo et Philippe Ducou sont de ceux-là. La danse pour eux est un langage tout comme la parole, et non un outil pour construire une œuvre d’art à l’image d'un architecte, d’un sculpteur ou d’un peintre, encore que les deux ne soient pas incompatibles ; et qu’ils soient tous deux des moyens d’exprimer leurs joies ou les vicissitudes qui animent leur âme. Le spectacle qu’ils ont concocté, une soirée de soli et de duos, sans prétention aucune, s’avère en effet un petit joyau plein de finesse, d’humour et de partage.
Ce qu’ils nous livrent, ce sont quelques souvenirs de leur enfance ou de leur adolescence dans lesquels ils se replongent, fragments épars, tantôt heureux, tantôt un peu nostalgiques, qu’ils ont à cœur de revivre pour nous les faire embrasser, en pleine connivence. Il y a fort longtemps que ces deux artistes se connaissent : tous deux ont en effet été des élèves de Françoise et Dominique Dupuy et, aussi, de Trudy Kressel, avant de suivre chacun leur voie en tant que danseur, chorégraphe et/ou metteur en scène.
Miniatures / P. Piccolo & P. Ducou - Ph. J.M. Gourreau
L’intérêt de ce spectacle construit par petites touches, n’est donc pas tant dans son contenu que dans la manière dont il est présenté, d’autant plus poignante qu’il s’agit de leur propre histoire, quelques fragments de leur autobiographie en quelque sorte, qu’ils évoquent, bien sûr par la danse mais également par le théâtre, voire le mime, ce, avec beaucoup de naturel et de fraîcheur mais aussi avec leur cœur et leur âme, ce qui les rend d’autant plus crédibles, plus touchants, et qui nous permet en outre de lever un coin du voile qui les entoure, de révéler un pan du mystère dont ils sont auréolés. Parmi les miniatures que nous offre Paola portées par des chansons italiennes (Riccioli a cavatappo d’Ombretta Colli et Parole Parole de Mina et Alberto Lupo), ou bien ce sublime extrait La donna é mobile du Rigoletto de Verdi chanté par Luciano Pavarotti, ce fragment d’un poème de Baudelaire, Sarah la louchette, prélude à Sarah chanté par Serge Reggiani voire, encore, cette poignante musique Für Alina de Arvo Pärt, on peut entrevoir des images gravées dans sa mémoire, comme la photo de cet enfant, l’opercule d’un coquillage plaqué contre son oreille comme pour écouter le bruit de la mer, image signée de Robert Doisneau… Il y a aussi cet hommage à l’une des chorégraphes dont elle a interprété de nombreuses œuvres, la suédoise Lena Josefsson, directrice de la compagnie de danse Raande-Vo d’Örebro… Il y a enfin, dans ce solo intitulé Le temps d’une chanson, l’évocation de cette femme âgée, courbée par le poids des ans, témoin inéluctable de notre destinée… Tous ces souvenirs ressurgissent devant nous, magnifiés par une infinie tendresse, auréolés de cet inénarrable parfum enfantin qu’elle sait si bien distiller avec une grande ferveur et une ivresse de liberté m'évoquant Isadora Duncan…
Dans son solo Petit songe pour une nuit d’été sur La vita é bella de Nicola Piovani, Philippe Ducou quant à lui, qui a travaillé avec Suzanne Linke, ouvrait aussi la porte à ses souvenirs d’ambiance de bord de mer et de chants de dauphins (musique de D.J. Magnani), de soleil, et du temps qui passe : métamorphosé en vieille femme qui portait en elle ce qu’elle était en retrouvant son âme d’enfant, il évoquait, par son jeu de mains, la fabuleuse image que nous a laissé Kazuo Ohno de La Argentina. D’un tout autre style, le duo Miniatures concocté par ces deux artistes sur Praising the Altai" d’Altai KhairKhan, la sonate pour piano N° 17 de Beethoven, et La tempête, allegretto d’Hélène Grimaud qui clôturait la soirée : un duo facétieux en diable, empreint d’un humour incomparable, lequel retraçait le parcours de deux chenapans, gavroches effrontés et sensibles, agressifs et attendrissants tout à la fois, tantôt se chamaillant comme des chiffonniers, tantôt s’envoyant de petits bisous avec une tendresse infinie…
J.M. Gourreau
Le temps d’une chanson / Paola Piccolo, Petit songe pour une nuit d’été / Philippe Ducou, Miniatures / Paola Piccolo & Philippe Ducou, Espace culturel Bertin Poirée, Paris, 17 & 18 mars 2022, dans le cadre du festival « Dance Box ».
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Fabrice Ramalingom / Générations, battle of portrait / Connivence et partage
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 13/03/2022
- Dans Critiques Spectacles
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Photo J.M. Gourreau Ph. B. Pelleschi Ph. J.M. Gourreau
Fabrice Ramalingom :
Connivences et partage
Voilà un duo particulièrement émouvant, d’une grande sensibilité et d’une non moins grande humanité : celui de deux hommes dont l’un pourrait être le père de l’autre, deux hommes qui, pourtant, n’ont rien de commun entre eux et qui vont petit à petit apprendre à se connaître, à se respecter, à s’apprécier jusqu’à établir une complicité touchante, d’une grande intensité. Leurs univers sont pourtant diamétralement opposés, le plus vieux, Jean, - il a plus de 70 ans - est un sage, réfléchi, plein d’expérience, usé par les vicissitudes de la vie certes, mais encore svelte et plein d’allant, et qui danse encore ; Hugues, le plus jeune, à peine 23 ans, un peu fou, révolté, plein d’exubérance et de vitalité, ivre de liberté, recherche chez son aîné le savoir, le réconfort. Finalement, ils ont beaucoup à apprendre l’un de l’autre. Le plus jeune, l’écoute, la tempérance, la modération… Son aîné a pleinement joui de la vie durant son existence. Mais il cherche, à la lumière de ce qu’il vit aujourd’hui, à ré-appréhender un passé qu’il nous ouvre, tout en savourant la liberté que son compère lui fait miroiter et dont il a vraisemblablement insuffisamment goûté, ayant vécu les répercussions de la guerre et subi la révolution de mai 68. Tous deux ont cependant un point commun, la passion pour l’ornithologie ce qui, sans doute, facilite bien les choses. Tout cela serait bien banal si cette histoire n’était pas réellement la leur, au détail près, sans fioritures, au plus proche de la réalité. Il n’y a rien de tel en effet que le vécu et un ressenti véritable et profond pour rendre leur discours dansé réellement accessible, plus compréhensible, plus touchant.
Leur histoire, c’est peut-être aussi un peu celle du chorégraphe, Fabrice Ramalingom, un être qui, lui aussi, a pas mal bourlingué à travers notre vaste monde, un être que les revirements de l’existence ont également grandement façonné, un être dont le besoin de se jeter à corps perdu dans la vie est toujours bien présent et dont l’entrain est resté à ce jour pleinement intact. Et si Fabrice a choisi ces deux artistes, Jean Rochereau et Hugues Rondepierre, pour mettre en valeurs a pensée et son ressenti du moment, c’est qu’il y avait nécessairement un lien très fort entre eux, un lien d’échange et de partage, lequel, bien sûr, s’est renforcé au cours du temps. La première fois que Jean et Fabrice se sont rencontrés et ont décidé de travailler ensemble, c’était en 1977, lors de la création de Postural : études, une pièce de la même veine que Générations puisqu’elle mettait en scène une quinzaine d’hommes de différents âges qui tentaient de construire une communauté éternelle. Cette œuvre se terminait par un face à face entre le plus jeune des hommes et le plus âgé. Depuis cet instant, le chorégraphe se promit de retravailler avec lui…
Ph. J.M. Gourreau Ph. B. Pelleschi Ph. J.M. Gourreau
La collaboration entre Fabrice et Hughes est plus récente. Ils se sont rencontrés la première fois lorsque Hugues dansait dans la formation Coline, et Fabrice l’avait invité à créer A new wildblossom (Eclosion sauvage) à Klap, Maison pour la danse à Marseille. Curieusement, dans cette œuvre, le chorégraphe remettait en jeu les processus d’une création appelée à interroger le passage tumultueux de l’adolescence à l’âge adulte, un leitmotiv qui, finalement dans son subconscient, le hante toujours et qu’il ne cesse d’explorer depuis lors… Or, la description flatteuse et séduisante qu’il donne de son jeune interprète est attachante, et l’on conçoit aisément qu’il ait imaginé de le confronter à son aîné : « Portant tantôt la crête, tantôt les cheveux longs, bleus ou roses, parfois le crâne tondu ou des dreadlocks rasta**, s’habillant de robes, de jupes, quand ce n’est pas de « fringues » des années 80 trouvées chez les fripiers. Il dévie les styles, les mélangeant pour en créer d’autres. Pour sûr, il aime le rock. Il joue de la musique dans un groupe. Lui aussi est curieux des autres, du monde qu’il aime d’ailleurs découvrir en voyageant, sac à dos et sac de couchage sur l’épaule, des amis à ses côtés ou, parfois, en solitaire. Il aime fouler notre planète et, à son échelle, milite pour réveiller les consciences, se bat pour qu’on en prenne soin. Il évite d’appartenir à une quelconque étiquette, et se sent libre. Il est sain, frais, vif, et porte bonne humeur et joie comme une écharpe légère flottant au vent. Parfois frondeur, parfois tendre, parfois adulte et sérieux, parfois juvénile et innocent ».
Il n’est dès lors pas étonnant que le duo formé par ces deux artistes soit captivant. Car tout le jeu consista à composer, à coexister l’un avec l’autre. Ce que nous montre Ramalingom avec beaucoup de finesse et de talent dans ce duo, ce sont la rencontre et les relations qui vont peu à peu s’établir et se nouer entre ces deux fabuleux interprètes, lesquels vont être amenés à se jauger et à confronter leurs personnalités et leurs expériences, tout en affirmant leurs caractères et leurs différences… Il en ressort des questions existentielles qui nous concernent tous, entre autres, sur le regard de l’autre sur soi et ce qu’il y a lieu de faire pour le modifier, sur la meilleure manière de vivre avec ce que l’on est et que l’on a, sur ce qu’il est nécessaire de faire pour gagner, et sur les conséquences de perdre…
J.M. Gourreau
Générations, battle of portrait / Fabrice Ramalingom, avec Jean Rochereau et Hugues Rondepierre, création les 11 et 12 mars 2022 à l’Atelier de Paris/ Carolyn Carlson, dans le cadre du Paris Réseau Danse.
*Postural a été créé les 2 et 3 juillet 2007 au Festival Montpellier Danse.
**Personnages porteurs de cheveux emmêlés. -
Tânia Carvalho / Oneironaut / De l’art de contrôler ses rêves
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 08/03/2022
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Photos Rui Palma
Tânia Carvalho :
De l’art de contrôler ses rêves
Il est parfois bien difficile de partager ses rêves, surtout lorsqu’ils sont nombreux et protéiformes. Les rêves sont habituellement des moments flous, sur lesquels aucun contrôle n’est exercé au niveau de notre conscience. Or, depuis des temps immémoriaux, l’Homme en cherche la signification pour parvenir à les dominer, les vaincre. Et il réussit parfois à contrôler certains éléments au sein de ceux que l’on appelle les « rêves lucides ». Entre autres notamment ceux qui symbolisent ses peurs, et qui, en s’imprimant dans son inconscient, vont stimuler de nouveaux mécanismes qui lui donneront la possibilité de résoudre certains des problèmes liés aux phénomènes conscients et inconscients du comportement individuel. Tels l’anxiété, voire la peur de certaines choses, ou, au contraire, une confiance excessive en soi, laquelle pourrait parfois créer quelques désagréments dans sa vie réelle.
Peut-être ces phénomènes psychiques auxquels s’est trouvée confrontée la chorégraphe portugaise Tânia Carvalho sont-ils à l’origine de la création d’Oneironaut, une pièce qu’elle présente actuellement dans le cadre de sa tournée en France. Ce terme, qui vient du grec oneiros, signifie, dans la langue de Shakespeare, « Marin de rêve ». Et, en effet, en tant qu’Oneironaut, nous pourrions prendre le contrôle de nos rêves et aurions la faculté de les façonner à notre envi, de créer et modifier ce monde étrange et mystérieux avec toutes ses composantes. Bien que nous restions pleinement conscients, tout au long de ce soi-disant « rêve lucide », que rien de ce que nous sommes en train de vivre ne se passe réellement (car nous savons que nous sommes en train de dormir), celui-ci nous semblera parfaitement réel. A ce moment là, seulement, nous parviendrons à le partager
Le rideau s’ouvre sur sept étranges personnages, sans doute tout droits sortis du monde des rêves, des hantises nocturnes de la chorégraphe. Les images burlesques qui naissent de son imagination, sont empreintes à la fois de folie et de dérision. Aussi insolites que saisissantes, confuses et floues, elles n’ont pas leur place dans notre monde, évoquant plutôt l’univers d’un Dali ou d’un Magritte, voire d’un Goya, et c’est leur caractère étrange autant que surréaliste qui retient l’attention. Les tableaux que les interprètes dessinent ou composent, extravagants, ne retiennent pas vraiment l’attention et s’évanouissent de notre esprit sitôt leur concrétisation, après nous avoir conduit dans un macrocosme entre lumière et ténèbres, un monde drolatique voire loufoque, un tantinet confus, souvent plaisant mais, parfois aussi, un peu angoissant, dans lequel on a tout de même du mal à pénétrer. Il faut cependant bien avouer que cette chorégraphe d'une fécondité inégalée* qui a pris ses fantasmes à bras le corps déborde d’imagination et que ses facultés artistiques sont sans limites : c’est elle en effet qui accompagne ses personnages avec son alter ego, sur une partition pour deux pianos empruntée en partie à Frédéric Chopin, en partie issue de sa propre imagination. C’est à elle aussi que l’on doit - au moins en partie - les costumes et maquillages blafards de ses interprètes, du plus bel effet, il faut le reconnaître. Oneironaut s’avère finalement une œuvre assez violente, plus abstraite que ses pièces précédentes mais qui, à bien y réfléchir, reste très personnelle et qui semble avoir été conçue comme un palliatif pour s’affranchir de rêves maléfiques, voire de cauchemars.
J.M. Gourreau
Oneironaut / Tânia Carvalho, Théâtre des Abbesses, du 7 au 12 mars 2022. Pièce créée le 8 juin 2020 à l'Espace du temps à Montemor-o-Novo (Portugal).
*Elle a en effet créé 37 pièces depuis 1999.
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Adi Boutrous / One more thing / L'écoute, l'attente et la fraternité
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 25/02/2022
- Dans Critiques Spectacles
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L’écoute, l’attente et la fraternité…
Je ne résiste pas au plaisir de vous reparler de One more thing, une pièce d’Adi Boutrous que j’avais eu l’occasion d’apprécier dans ce même théâtre en octobre 2020 et dont vous pourrez découvrir mes premières impressions dans ces colonnes, à cette date. Voilà une pièce d’une très grande humanité qui met en avant autant la fraternité que la vulnérabilité masculines, avec une éloquence encore jamais décrite. C’est une grande force tranquille qui anime ces quatre hommes perdus dans l’immensité de l’espace. Qui sont-ils ? Des frères, des amis, des ennemis, des voisins, des collègues ? D’où viennent-ils ? Quel lien les unit ? Qu’attendent-ils les uns des autres ? Leur cohésion semble être leur seul atout, leur seule force, leur unique réconfort. Leurs évolutions, souvent au ralenti, expriment une attente, une expectative, parfois teintée d’un tantinet de tristesse, de lassitude. Les relations, déjà établies évolueront peu tout au long du spectacle, si ce n’est dans l’affermissement de la découverte de l’autre. De temps à autre, l’un des protagonistes de la pièce s’isole, sort de son alanguissement ou de son indolence, quitte le groupe pour lâcher prise, se laisser aller, changer d’atmosphère, se libérer du joug qui semble l’étreindre sous le regard intéressé, voire envieux des trois autres. Par instants également, ce sont deux individus qui se détachent: ils s’étreignent, s’affrontent, s’enlacent, s’emmêlent, roulent à terre dans des contorsions convulsives réellement étonnantes, tout en construisant de véritables tableaux vivants. Certains d’entre eux reviennent d’ailleurs comme un leitmotiv. La chorégraphie, sophistiquée, parfois tarabiscotée, est mâtinée de nombreux portés, de corps à corps alambiqués et de sauts. Elle peut être aussi calme et sereine, pleine de douceur et d’empathie. Parfois cependant, on y relève quelques sentiments de libération, des tiraillements pour la conquête de cet espace de vie, voire des élans de jalousie et de domination peut-être. Les prises de risque sont importantes. La souffrance qui, par moments, apparaît sur les visages, n’est pas bien loin, elle non plus, révélant la vulnérabilité des interprètes. Mais elle aboutit à l’élaboration d’une véritable entraide, un partage, une tolérance qui réchauffent le cœur et mettent en évidence les facultés de l’Homme à aborder l’inconnu.
Photos Ariel Tagar
La plus grande qualité d’Adi Boutrous, en effet, est sa profonde humanité, sa sensibilité à fleur de peau ; et, si ses chorégraphies, généralement soutenues par des musiques appropriées intemporelles, modernes ou tribales, font appel autant à la danse contemporaine qu’au hip-hop et à la break danse, voire à l’acrobatie, la gestuelle qui en ressort, élégante et puissante, est toujours harmonieuse, très signifiante et chargée d’une profonde émotion. Ce chorégraphe d’origine israélo-arabe ne parle en effet jamais pour ne rien dire, comme on a pu le découvrir lors de la Biennale de la danse de 2018 dans son duo avec Avshalom Latucha, It’s Always Here, une superbe pièce à la recherche des racines de l’identité humaine. Ce sont d’ailleurs les histoires personnelles, tant du chorégraphe que de ses interprètes, qui ont nourri cette magnifique pièce aussi percutante que d’une grande délicatesse et qui fait à nouveau honneur à son auteur.
J.M. Gourreau
One more thing / Adi Boutrous, Théâtre des Abbesses, du 22 au 28 février 2022.
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Nicole Mossoux - Patrick Bonté / Les Arrière-Mondes / Morts-vivants
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 19/02/2022
- Dans Critiques Spectacles
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Nicole Mossoux - Patrick Bonté :
Morts-vivants
Il faut sans doute remonter à Twin houses (1994) pour trouver une pièce aussi étrange, aussi insolite, aussi délicieusement surréaliste de Nicole Mossoux et Patrick Bonté. Les Arrière-Mondes est en effet une œuvre énigmatique et déroutante, à mi-chemin entre le théâtre et la danse, génératrice d’images cauchemardesques qui donnent à réfléchir, sur la vie et la mort bien sûr, mais aussi sur tous ces êtres en proie aux turpitudes et tourments de l’existence.
Ils sont six, tout droits surgis d’un autre monde, de la nuit des temps, des enfers peut-être... Ils semblent tous avoir suivi le même chemin ou, plutôt, des couloirs parallèles, émergeant tous au même instant des ténèbres, hagards, comme s’ils avaient échappé comme par miracle à un cataclysme effroyable, à l’image de rescapés d’une apocalypse. Qui sont-ils, d’où viennent-ils ? Sont-ils là pour nous torturer ? On ne le saura jamais. Des êtres intemporels, fantomatiques ou extravagants, surgis de nulle part qui, pourtant, semblent se connaître sans que l’on puisse en avoir la certitude. Tout droit sortis de l’univers d’un Brueghel ou d’un Bosch (La chute des damnés ; La nef des fous) que les chorégraphes auraient revisité, voire de celui de Charon, le passeur des enfers de la mythologie grecque, chargé de mener dans sa barque les âmes des défunts sur le Styx jusqu’au royaume d’Hadès.
Photos J.M. Gourreau
D’entrée de jeu, le ton est donné. L’apparition des protagonistes de l’œuvre fait froid dans le dos. La peur, la détresse tant morale que physique, l’effroi, se lisent sur leurs visages. Leurs traits tirés laissent entrevoir que les sévices qu’ils semblent avoir enduré, les uns tout autant que les autres, aussi titanesques qu’insoutenables, sont bien réels... Leurs traits sont estompés. La maigreur de leurs corps desséchés fait peine à voir. Leurs vêtements élimés et troués laissent à penser qu’ils viennent peut-être même d’une époque révolue. Des revenants ? Une lueur d’espoir semble toutefois réchauffer l’atmosphère lorsque des souvenirs semblent leur revenir en mémoire, lorsqu’ils tentent de renouer un dialogue. Leurs corps, tordus, déformés, désaxés, finissent par se tâter, s’étreindre, fusionner dans des postures abracadabrantesques. Petit à petit, on parvient à percer un peu de leur mystère et de leur étrangeté, à découvrir puis partager leur détresse, leur misérabilisme, leurs maux et leurs infirmités, tant et si bien qu’ils en arrivent à devenir attachants. Leur besoin de douceur, de chaleur, de réconfort est incommensurable, et celui d’un retour à la vie, pressant. Et ils finissent par nous apitoyer.
Les Arrière-Mondes
Comme à l’habitude chez Nicole Mossoux et Patrick Bonté, les images qu’ils nous assènent sont souvent très fortes, déconcertantes, lourdement chargées de sens. Oniriques certes, mais aussi fort ambigües. Mais elles trouvent toujours leur origine dans les arts ou les lettres. Cependant, chacun est libre de se forger sa propre histoire, de laisser vagabonder son imagination comme il l’entend. Dans sa chorégraphie, Nicole Mossoux prend bien soin d’accentuer le sens et la profondeur du geste par le ralenti, en en exacerbant de ce fait la tension pour en sublimer la portée. Ce, d’autant plus que les tableaux très théâtraux qui naissent peu à peu sont auréolés d’une musique résolument contemporaine qui laisse planer le mystère, en l’occurrence ici, celle tantôt envoûtante, tantôt cataclysmale de Thomas Turine. Les costumes de Jackye Fauconnier, les masques, coiffes et maquillages de Rebecca Florès-Martinez, saisissants, et les lumières blafardes de Patrick Bonté contribuent en outre fortement à renforcer l’atmosphère surréaliste et le caractère étrange, un tantinet macabre de l’œuvre, sans nul doute destinée à alimenter nos cauchemars. Décidément, Magritte n’est pas bien loin !
J.M. Gourreau
Les Arrière-Mondes / Nicole Mossoux et Patrick Bonté, Chatillon-sous-Bagneux, 15 février 2022, dans le cadre du festival « La Belge saison ».
Spectacle créé le 23.06.21 aux Tanneurs à Bruxelles puis le 12.08.21 au festival international des Brigittines.
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Marinette Dozeville / Amazones / Corps en quête de liberté, un féminisme revendiqué
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 06/02/2022
- Dans Critiques Spectacles
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Marinette Dozeville :
Corps en quête de liberté, un féminisme revendiqué
Elles sont sept sur scène, dans le plus simple appareil ; elles n’ont rien à cacher et ne cachent rien ! Mais elles ont beaucoup à dire… Amazones peut en fait être considéré comme le développement et la démultiplication de la précédente pièce de Marinette Dozeville, Là, se délasse Lilith… manifestation d’un corps libertaire, que l’on avait pu voir notamment au Générateur à Gentilly en février 2018 ou, en juillet 2021, à « la Caserne », au festival Off d’Avignon. Dans ce solo, lui aussi inspiré du poème épique Les Guérillères de Monique Wittig, publié en 1969 et basé sur les concepts de supériorité et de libération des femmes qui gagnent la guerre pour instaurer un nouvel équilibre face au pouvoir des hommes, Marinette Dozeville affirmait ses revendications aussi féministes (entre autres sexistes) que politiques ou artistiques, autonomie inacceptable pour une société qui, basée sur un système de pensée et de fonctionnement ancestral détenu par les hommes, lui a d’ailleurs valu d’être tout autant vouée aux gémonies - et je ne fais aucune allusion aux talibans - qu’aux anges, comme le peuvent être encore aujourd’hui certaines interventions ou prises de position féministes contemporaines.
Bien que l’on ne le retrouve plus dans les textes bibliques le nom de Lilith, dans la tradition hébraïque, celle-ci serait la première femme de la création, une anti-Ѐve moins soumise et bien plus libre qu’Ѐve, qui serait l’égale d’Adam. Elle aurait été façonnée dans de l’argile en même temps que lui et ne serait pas issue de l’une de ses côtes. Et c’est pour son statut censuré d’équivalente masculine qu’elle est devenue l’emblème de nombreux groupes féministes qui militent via la représentation du corps féminin : une personnalité libertaire non-conformiste qui symboliserait, sans en exclure la violence, l’opposé de l’étalon féminin entretenu et valorisé dans nos sociétés patriarcales. Etalon féminin également personnifié et magnifié par l’amazone, d’où le titre donné à l’œuvre. Dans la mythologie grecque en effet, les Amazones sont des femmes guerrières qui auraient vécu, pour d’aucuns, dans le nord de l’Asie mineure actuelle, pour d’autres, dans l’ouest de la Libye. Elles apparaissent cependant pour la toute première fois dans l’Iliade d’Homère en tant que personnages de fiction, probablement au VIIIè siècle av. J.-C., comme étant exclusivement des femmes. Selon Adrienne Mayor, historienne américaine des sciences et technologies de l’antiquité, les Amazones auraient un comportement similaire à celui des hommes libres chez les grecs. Dans l’art hellénistique d’ailleurs, certaines amazones ont été représentées totalement dénudées.
Photos Marie Maquaire
Marinette Dozeville se serait donc inspirée de cette Lilith-amazone pour la démultiplier, décuplant ainsi sa force et sa puissance, mettant en valeur autant ses qualités de guerrière et sa rouerie que sa sensualité, passant de la provocation à la désinvolture, et ce sur une scène totalement dépouillée, vivement éclairée mais jonchée de morceaux de pomme, allusion sans doute à une Ѐve machiavélique tentant Adam aux fins de lui faire commettre l’irréparable : mordre dans le fruit défendu. C’est ainsi que l’on a pu voir cette horde d’amazones-guerrières se précipiter toutes ensemble sur ces goûteux fragments avant de les croquer avec un plaisir non dissimulé, affinités et sororités démultipliées.
Sur le plan chorégraphique, l’œuvre est construite autour de la figure du cercle, symbole féminin par excellence. Que les interprètes soient en position debout, allongée ou accroupie, tout mouvement part du pubis, faisant émerger, par ses ondulations, une énergie pelvienne. « C’est une émanation d’une énergie sexuelle qui est motrice de mouvement, comme un feu que l’on attise tout le long de la pièce nous dit Marinette Dozeville ». Le tout sur un texte porté en voix off par la voix légère, limpide et pure de la comédienne Lucie Boscher d’un côté, contrastant avec celle grave de la rappeuse sud-africaine Dope Saint-Jude de l’autre. Peu à peu, cette horde va se désengager progressivement de toute contrainte et tout lien pour explorer les territoires encore vierges, à la conquête du plaisir, ce par le truchement d’une écriture engagée, sans ambages, empreinte tantôt d’une violence infinie, tantôt d’une sensualité et d’une lascivité toutes féminines, laissant par moments sourdre un incommensurable parfum de désir et de liberté.
J.M. Gourreau
Amazones / Marinette Dozeville, Le Carreau du Temple, Paris, 2 et 3 février 2022, dans le cadre du festival Faits d’hiver. Spectacle créé le 16 novembre 1921 au Manège de Reims.
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François Veyrunes / Résonance / L'arbre qui cache la forêt
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 02/02/2022
- Dans Critiques Spectacles
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Photos J.M. Gourreau
François Veyrunes :
L’arbre qui cache la forêt
Résonance est un spectacle réellement fascinant, à priori aisément lisible par tout le monde et qui pourrait se dérouler entre ciel et mer au sein d’une roselière ou, même, dans la mer, à faible profondeur, au milieu d’un parterre de posidonies agitées par les vagues déchaînées d’une tempête, les algues ou les roseaux ayant pris l’apparence d’êtres humains. L’on ne se lasse pas en effet de contempler les images aussi diverses que variées que nous offrent ces êtres végétaux qui ont pris une apparence humaine et qui ploient leur tiges, ondulent de tous leurs appendices, se contorsionnent, s’enlacent, s’étreignent, s’entrecroisent, se tordent, se nouent puis se relâchent indéfiniment, tantôt dans une harmonie la plus parfaite, tantôt dans une lutte qui n’aurait d’issue que la mort. Tout se passe au ralenti, comme pour mettre en valeur la fantastique puissance de la nature, la force destructrice des éléments déchaînés, et nous permettre d’analyser, de décortiquer les mécanismes capables de ronger, voire de détruire progressivement tout notre univers ou, au contraire, de montrer que les algues, les roseaux, les lianes, les arbres peuvent, eux aussi, vivre en communauté, voire en symbiose avec d’autres êtres vivants. Les circonvolutions dont ils font preuve sont d’une sophistication rare mais aussi d’une beauté surnaturelle, et tout l’art de François Veyrunes est d’avoir su les traduire par des lignes d’une magnificence inégalée. Il faut bien avouer que bien peu de danseurs possèdent les aptitudes nécessaires pour sublimer une telle chorégraphie truffée de portés acrobatiques, d’enlacements serpentesques et de difficultés techniques tant en l’air qu’au sol, enchaînées dans un aussi court laps de temps. Mais l’éclectisme de ses interprètes est remarquable et chacun des sept artistes de la compagnie, danseur, rappeur, hip-hoppeur, acrobate ou circassien, excelle dans sa spécialité. Il n’en est cependant pas moins fort habile d’avoir pu mettre tout ce petit monde à l’unisson, et c’est davantage cette prouesse artistique qui a retenu l’attention de la plupart des spectateurs, lesquels n’ont pu qu’entrer en communion avec cet univers, le nôtre, trop souvent malmené.
Mais voilà : était-ce vraiment le message qu’avait souhaité délivrer le chorégraphe dans ce second volet de sa trilogie Humain trop humain, lequel a débuté avec Outrenoir en 2019 et qui s’achèvera avec Emergence, sans doute en 2024 ? Lorsqu’on l’interroge sur la signification du titre de son œuvre, François Veyrunes nous répond s’être mis en relation avec le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa dont la pensée met en son centre les concepts d’accélération de notre rythme de vie et de résonance, une façon de se connecter au monde en se débranchant de ce qui nous éloigne. « Cataclysmes et tragédies s’enchaînent comme s’enfilent les perles sur un collier depuis l’aube de l’humanité, nous rappelle le chorégraphe, et les relations hiérarchiques implicites entre les hommes et la Nature sont des positions de surplomb. Le fait de vouloir tout atteindre, tout maîtriser, tout exploiter est révélateur d’un besoin inextinguible de la toute puissance de l’Homme, artisan de sa propre destruction ». C’est donc en tant que témoin des turpitudes de ce monde que François Veyrunes, amoureux de toute forme de vie et des beautés d’une nature qui a mis des millions d’années pour se construire, tente de nous faire saisir la manière dont nous la détruisons, certes aussi lentement que sûrement, en portant son attention sur ses causes plutôt que sur ses effets, ce sous les injonctions musicales de François Veyrunes et d’Arvo Pärt.
J.M. Gourreau
Résonance / François Veyrunes, Châtillon-sous Bagneux, 31 janvier 2022, dans le cadre du festival Faits d’Hiver.
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John Neumeier / Le Bourgeois gentilhomme / Ode à la jeunesse et à l’amitié entre les peuples
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 22/01/2022
- Dans Critiques Spectacles
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John Neumeier et le Bundesjugendballett :
Ode à la jeunesse et à l’amitié entre les peuples
Ils sont jeunes, débordent de joie de vivre et ont un enthousiasme communicatif… Et, surtout, ils ont la chance et l’immense honneur d’avoir été sélectionnés par l’un des plus grands chorégraphes de notre temps, John Neumeier, afin de pouvoir porter sa dernière création, Der Burger als Edelmann (Le Bourgeois gentilhomme) à travers toute l’Europe. Ils sont 6 sur scène devant un parterre de 80 musiciens, ceux du Bundesjugendorchester allemand et de l’Orchestre Français des jeunes, placés sous la direction du chef britannique Alexander Shelley. A l’origine, ils devaient être 8, mais la Covid en a décidé autrement. Ce ballet est le 170è créé par le célèbre chorégraphe américain qui, à 82 ans, assume toujours la direction du Ballet de Hambourg ! Et, par la même occasion, celle de ce Bundesjugendballett qu’il a pris sous son aile… Créé en 2011, cet ensemble se voulait le chaînon manquant entre les jeunes danseurs en fin d’études, peaufinant leur apprentissage, et ceux, professionnels, venant d’être nouvellement engagés dans une compagnie. « Ces deux années au sein de ce "jeune ballet" leur permettent de devenir des artistes accomplis et d’acquérir l’expérience de la scène », nous explique Neumeier. Et celui-ci de poursuivre : « S’ils travaillent avec de jeunes chorégraphes ou avec moi-même, ils peuvent aussi s’essayer eux-mêmes à l’écriture chorégraphique ». Ce qu’ils se sont d’ailleurs empressés de faire avec leur création sur le Concerto pour piano, violon et violoncelle en la mineur de Maurice Ravel, adapté pour orchestre par Yan Pascal Tortelier, création qui clôturait la soirée. L’idée sous-jacente du chorégraphe était également que ces jeunes puissent aller porter l’art de Terpsichore dans tous les lieux, quels qu’ils soient, et pas seulement dans les théâtres, mais aussi dans les écoles, les maisons de retraite, voire les prisons, de toucher tous les milieux, toutes les classes sociales, toutes les catégories de gens car, pour le chorégraphe, la danse est le moyen de communication le plus direct.
Photos Silvano Ballone & Stephan Rabold
C’est dans le cadre de cette soirée franco-allemande commémorant la signature du traité fondamental de Maastricht que Neumeier a créé cette œuvre sur le Bourgeois gentilhomme de Molière et la musique joyeuse et pleine d’humour de Richard Strauss. Dans cette pièce, Molière se moque d'un riche bourgeois qui veut imiter le comportement et le genre de vie des nobles. Ce spectacle fut très apprécié par Louis XIV qui l'imposa à ses courtisans, plutôt hostiles. Il est l'exemple parfait de la comédie-ballet et reste l'un des seuls chefs-d'œuvre de ce noble genre qui ait mobilisé les meilleurs comédiens et musiciens de son temps. Une anecdote au passage : c’est au second acte de cette comédie-ballet que Monsieur Jourdain s’exclame, au cours d’un échange avec son maître de philosophie : « Par ma foi, il y a plus de quarante ans que je dis de la prose sans que j'en susse rien, et je vous suis le plus obligé du monde de m'avoir appris cela… » Si Neumeier n’en a qu’incomplètement respecté l’intrigue, il n’en a pas moins élaboré une suite de duos, trios, quintettes et sextuors pleins d’allant et d’entrain, truffés de difficultés techniques qui reflètent bien les sentiments poétiques et musicaux qui animaient à l’origine les protagonistes de l’œuvre, lesquels traduisent parfaitement l’atmosphère de l’époque. On y retrouve bien sûr avec beaucoup de bonheur la griffe du chorégraphe, sa rigueur, sa musicalité, son art de la construction et ses enchaînements chorégraphiques.
Le Concerto pour piano, violon et violoncelle en la mineur de Maurice Ravel créé et interprété par les danseurs du Bundesjugendballett est une œuvre certes moins intéressante, d’une facture moins sophistiquée mais pleine de joie de vivre, d’entrain et d’allant, au travers de laquelle on peut tout de même retrouver la griffe de Neumeier. Mais l’œuvre manque un peu d’homogénéité. A noter que ces deux ballets étaient entrecoupés par deux pièces orchestrales, La Valse de Maurice Ravel et Les joyeuses facéties de Till l’espiègle de Richard Strauss, toutes deux interprétées avec beaucoup de brio par le Bundesjugendorchester allemand et l’Orchestre Français des jeunes.
J.M. Gourreau
Le bourgeois gentilhomme / J. Neumeier, La Scène musicale, Boulogne, 20 janvier 2022, dans le cadre de Danse Musique Europe 2022.
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Philippe Lafeuille / Car/men / Serions-nous tous des Carmen ?
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 01/01/2022
- Dans Critiques Spectacles
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Car/men :
Serions-nous tous des Carmen ?
Facétieux et farfelu il est, facétieux et farfelu, il demeure… Il le restera sans doute à jamais ! Et c’est tant mieux car c’est comme cela qu’on l’aime ! Philippe Lafeuille et ses Chicos Mambo ne sont pas inconnus du public parisien. Souvenez-vous : c’était il y a très exactement 7 ans… Il présentait à Bobino Tutu*, une parodie sur la danse dans toute sa diversité, totalement déjantée, tant et si bien que ceux qui ont eu l’heur de la goûter s’en souviennent encore… s’ils ne sont pas morts entre temps d’en avoir trop ri ! Eh bien, notre amuseur public récidive cette année avec un spectacle sur Carmen, l’opéra sans doute le plus joué au monde. Mais cette fois, Philippe Lafeuille ne pouvait bien sûr pas se contenter de mettre en scène ses huit danseurs, masculins s’entend, chacun proposant une facette différente de la célèbre héroïne espagnole de Georges Bizet : il se sentit en effet - avec juste raison d’ailleurs - dans l’obligation d’adjoindre à sa troupe, sans doute pour ne pas subir les foudres de Bizet ou de Mérimée, un chanteur - l’extraordinaire Rémi Torrado en l'occurrence - et non une cantatrice, qui, là encore, n’était pas le vibrant reflet de Don José, mais celui de Carmen !
Photos Michel Cavalca
Bref, vous l’aurez compris, c’est une analyse en bonne et due forme de toutes les qualités et, surtout, des moult travers et défauts de cette enjôleuse bohémienne, femme aussi ivre de liberté que rebelle, qu’il nous distille depuis sa boîte de Pandore avec, bien évidemment, beaucoup de finesse, de perspicacité et d’humour, le tout truffé d’allusions coquines… Nul n’ignore en effet la destinée tragique de cette fière séductrice sévillane aux pieds nus, représentation iconique de la féminité, dont le sort se règlera dans le sang. Lafeuille a cependant brouillé les pistes en se départissant de l’histoire originelle aux fins de matérialiser les images qui ont traversé son esprit lors de la création quasi-instinctive de l’œuvre. Bien sûr, on va retrouver l’atmosphère qui régnait au milieu du 19è siècle à Séville, bien sûr, on va retrouver la manufacture de cigares et ses cigarières, bien sûr, on va aussi retrouver les espagnolades au travers desquelles l’Espagne est décrite sous un jour pittoresque, sans doute assez loin de la réalité d’ailleurs… Mais on va surtout découvrir les différents aspects de la personnalité de cette roturière sans scrupules ni états d’âme, ainsi que son animalité qui, à bien y réfléchir, se retrouvent également chez l’Homme, et qui nous sont ici présenté
ssous un jour qui nous fait bien rire, comme si nous-mêmes n’étions pas concernés… Belle leçon de morale en vérité !Mais, tout comme Mérimée, Philippe Lafeuille était aussi animé par la volonté de plonger le spectateur dans une ambiance exotique, le ramenant en un lieu et à une époque donnés, ce, grâce à des images pittoresques qui font revivre, avec beaucoup d’humour, les aventures de ce personnage bien typé. Un voyage fantasmagorique, au sein duquel on peut d’ailleurs retrouver l’univers chorégraphique de Tutu… A ce titre, je me dois de souligner l’harmonie des lignes et la splendeur des couleurs de la scénographie de Dominique Brunet sous les lumières de Dominique Mabileau, d’une sobriété digne d’éloges. Certaines de ces projections en vidéo sont en outre d’une beauté saisissante, telle la majestueuse représentation du taureau Apis qui nous rappelle, si besoin l’était, que Carmen était née sous le signe de l’Egypte. Voilà donc à nouveau une œuvre chargée d’une poésie aussi ineffable que l’émotion qui la sous-tend, et qui fait honneur à ses auteurs.
J.M. Gourreau
Car/men / Philippe Lafeuille et les « Chicos Mambo », Théâtre libre, Paris, du 15/12/21 au 30 janvier 2022.
*Voir dans ces mêmes colonnes mon analyse critique lors de sa reprise parisienne, le 21décembre 2017.
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François Gremaud / Giselle / Miniature pédagogique
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 23/12/2021
- Dans Critiques Spectacles
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François Gremaud :
Miniature pédagogique
Voilà une œuvre pour le moins surprenante. Vous pensiez sans doute assister à un"remake" de Giselle, apothéose du ballet romantique, condensé etcentré sur lepersonnage principal ? Eh bien non, avec ses trois points de suspension à la suite de son nom - qui laissent présager du fait que quelque chose est susceptible d’apparaître - ce n’est pas tant le ballet éponyme que vous allez voir, mais une pièce de théâtre, encore que la protagoniste du rôle, la danseuse et comédienne néerlandaise Samantha van Wissen, ancienne interprète de la compagnie Rosas d’Anne-Teresa de Keersmaker, esquissât quelques pas de danse tout au long du spectacle. Normal, me direz-vous pour une adepte de l’art de Terpsichore qui va tout de même évoquer et incarner - à sa façon, il est vrai - la célèbre muse de Théophile Gautier… En fait, c’est plus exactement une explication, non pas de texte mais de ballet, une analyse approfondie et raisonnée de l’œuvre de Théophile Gautier, de Jean Coralli et de Jules Perrot que nous livre l’auteur et metteur en scène suisse François Gremaud, lequel s’est acoquiné pour un temps à Samantha van Wissen. Mais rassurez-vous, vous ne serez pas déçus car, d’une part, cette paraphrase pleine de malice est très fidèle à l’œuvre originale et, d’autre part, elle est accompagnée par une magistrale relecture musicale de la partition d’Adolphe Adam par Luca Antignani, lequel l’a recomposée pour quatre instrumentistes de grand talent, une violoniste (Léa Al-Saghir), une harpiste (Tjasha Gafner), une flûtiste (Héléna Macherel) et une saxophoniste (Sara Zazo Romero), placées en arc de cercle en fond de scène. Un véritable bijou musical ! Et ce que vous allez découvrir par la pantomime, même si cela peut paraître un peu parodique, voire loufoque du fait du langage très libre mais surtout très éloquent de François et de Samantha*, ce sont les dessous de cette tragédie d’un romantisme exacerbé, son histoire, sa structure, ses avatars, son appropriation par les différentes interprètes du rôle au cours du temps. Et, surtout, vous allez pouvoir ressentir, au travers de la personnalité de Giselle et des conséquences d’un amour impossible « l’ineffable de l’émotion » qui saisit le spectateur lorsqu’il a l’heur de contempler sa prestation…
Au début du spectacle, vous vous demandez bien la raison de l’apparition sur scène de cette "présentatrice" en verve, agitée comme une petite souris et qui vous narre avec force gestes l’histoire du ballet. Et puis, petit à petit, vous comprenez très vite qu’elle a endossé le costume de son héroïne, et vous vous laissez embarquer dans les méandres de ce conte de fées romantique à souhait. En fait, toutes les phrases et paroles qui s’envolent joyeusement d’entre ses lèvres ne sont que suggestions qui vous ouvrent les portes d’un monde fantasmagorique duquel il vous seradifficile de vous extirper. De plus, ces textes explicatifs sont toujours très imagés et souvent d’une drôlerie irrésistible. Je n’en veux pour seul exemple que ce passage narrant l’entrée, au 1er acte, du garde-chasse Hilarion, bien sûr en joignant le geste à la parole: " Oui, il marche comme ça, orteils-talon, orteils-talon : c’est très délicat, et nous faisons pareil puisque nous ne savons pas encore où nous mettons les pieds. "Voilà qui présage bien de la suite. Et tout à l’avenant…
Voilà donc une conférence dansée qui nous embarque dans un voyage romantique plein de fougue, de lyrisme, de drôlerie et de gaieté, lequel vient à point nous apporter, en cette période due à la COVID, un soupçon de rêve et de réconfort.
J.M. Gourreau
Giselle… / François Gremaud et sa complice Samantha van Wissen, Théâtre des Abbesses, du 11 au 30 décembre 2021, dans le cadre du Festival d’automne à Paris.
*Un petit livret de 75 pages intitulé "Giselle" de François Gremaud, d’après Théophile Gautier et Henri de Saint-Georges est remis à chaque spectateur à son entrée dans la salle de spectacles. Il contient l’intégralité du texte déclamé sur scène par Samantha van Wissen au cours de la soirée.
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Mette Ingvartsen / The dancing public / transe de la folie ou folie de la transe ?
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 17/12/2021
- Dans Critiques Spectacles
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Ph. J.M. Gourreau
Mette Ingvartsen :
Transe de la folie ou folie de la transe ?
On peut aimer ou ne pas aimer, mais il faut bien reconnaître que c’est une performance dans tous les sens du terme. Un solo d’1 heure à un rythme on ne peut plus soutenu, au beau milieu du public, sans s’arrêter une seconde, et en ressortir fraiche comme une rose, sans la moindre goutte de sueur, il faut quand même le faire…
La création deThe dancing public débuta l’année dernière, lorsque l’épidémie de Covid était quasiment à son acmé et que, pour la plupart des artistes chorégraphiques, le besoin de danser devenait de plus en plus impérieux, voire irrépressible. Que l’on se souvienne de ces épidémies de chorémanie, terme plus connu sous le nom de danse de Saint-Guy, phénomène d'hystérie collective observé notamment en Allemagne et en Alsace entre les XIVᵉ et XVIIIᵉ siècles. Il s'agissait en fait d'un groupuscule de personnes qui se mettaient subitement à danser de façon aussi étrange qu’incontrôlable, mal qui affectait tant les hommes que les femmes ou les enfants. Ils dansaient jusqu'à s'écrouler de fatigue, continuant à se trémousser et à se tordre à même le sol. De là à se souvenir que, depuis des temps immémoriaux, en période de disette notamment, des "frénésies dansantes"éclataient dans les rues durant des jours, voire des semaines, sans que l’on puisse exactement en donner la raison. Mouvements libérateurs du stress occasionné par un joug politico-social ? Pulsions contagieuses consécutives à un moment pathologique de folie irrépressible ? Possession démoniaque par des esprits maléfiques ou embrigadement par des gourous officiant au sein de sectes religieuses ? Empoisonnement collectif par du pain contenant de l’ergot de seigle ? On sait en effet que ce champignon qui parasite les épis de diverses graminées, entre autres le seigle, était responsable d'une maladie, l'ergotisme, appelée au Moyen-âge "mal des ardents" ou "feu de saint Antoine". Une pathologie liée à la présence d'ergot dans le seigle utilisé dans la fabrication du pain. En effet, les symptômes engendrés par ce poison se caractérisaient par des délires hallucinatoires, d’intenses sensations de brûlure et de mortification des chairs*. Tourment qui fut d’ailleurs mis à profit par les sorciers… Cette intoxication, qui perdura jusqu'au XVIIè siècle, se manifestait également sous forme d'hallucinations passagères, similaires à celles provoquées par le LSD.
Représentations picturales médiévales du Feu de Saint Antoine ou Mal des ardents
Tel est le prétexte pris par la danseuse et chorégraphe danoise Mette Ingvartsen qui joignit le geste à la parole pour évoquer et faire revivre ces moments d’enivrement où le corps, tenaillé par les rythmes d’une musique obsédante, qu’elle soit intérieure ou extérieure, reçoit des impulsions incoercibles qui le mettent en état de transe, le forcent à danser comme s’il était envoûté, mû par une force invisible qui le contraint à se dépenser jusqu’à l’épuisement. Les balletomanes penseront à Giselle, morte dans sa folie pour avoir trop dansé.
Toutefois, la performance de Mette Ingvartsen est tout autre et consiste à mettre le spectateur au cœur de l’action. Première surprise pour celui-ci qui, sans doute, s’attendait à goûter le spectacle, confortablement installé dans son fauteuil. Eh bien, non, il va devoir rester debout en déambulant au milieu de ses congénères pendant l’heure que durera la représentation, piégé dans le mouvement de foule généré par les déplacements de la danseuse aux quatre coins de la salle vers les trois plateformes agrémentées d’une colonne lumineuse sur l’un des bords. Un spectacle son et lumière à l’image de celui d’une boîte de nuit mais dans lequel seuls quelques spectateurs oseront se trémousser aux accents de la musique techno qui envahit l’atmosphère. Quant à Mette Ingvartsen, elle circule comme une onde furtive au sein de l’espace, frôlant les spectateurs, avant d’entamer des soli convulsifs et déjantés. Une gestuelle spontanée, violente, frénétique, jusqu’auboutiste, extatique et jouissive, parfois provocante, collée à la musique, qui invite à se défouler, à se libérer du joug de l’existence, des catastrophes naturelles et du stress engendré par la COVID... Invitation d’ailleurs suivie par d’aucuns à l’issue de la représentation…
J.M. Gourreau
The dancing public / Mette Ingvartsen, Théâtre de l’Aquarium, Vincennes, 16 et 17 décembre 2021, dans le cadre du Festival d’automne à Paris & des spectacles de l’Atelier de Paris/CDCN.
*Flodoard, en 945, décrit ainsi dans ses Annales la "peste de feu" (ignis plaga) qui sévit à l'époque à Paris : "Les malheureux avaient l'impression que leurs membres brûlaient, leurs chairs tombaient en lambeaux et leurs os cassaient"; et Raoul Glaber, en 993, relatait dans Le Limousin : "C'était une sorte de feu caché (ignis occultus) qui attaquait les membres et les détachait du tronc après les avoir consumés".
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Koen Augustijnen & Rosalba Torres Guerrero / Lamenta / La mort n’est qu’un simple passage vers l’éternité
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 15/12/2021
- Dans Critiques Spectacles
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Photos Héloïse Faure & Ph Raynaud de Lage
Koen Augustijnen & Rosalba Torres Guerrero :
La mort n’est qu’un simple passage vers l’éternité
Mouvement d’humeur en guise de préambule: évolution vers... la régression : Voilà la troisième fois en l’espace d’un mois que mes pas me mènent vers une salle de spectacle à l’entrée de laquelle je ne trouve aucun programme, ni "feuille de chou" censée en tenir lieu, aux fins de m’éclairer un tantinet sur l’œuvre que je me suis proposé d’aller déguster. Renseignements pris, il m’est répondu sans autre forme de procès : « Monsieur, il faut que vous scanniez le QR code apposé ci-contre sur le guichet, vous trouverez alors tout sur votre Smartphone »… Comme par hasard, je n’avais pas pris mon téléphone portable pour me rendre au spectacle… A quoi cela m’aurait-il servi d’ailleurs ? A déconcentrer mes voisins en cas de coup de fil intempestif, suite à un oubli de verrouillage de l’appareil?
Cela étant, on peut s’inquiéter de voir bientôt cette dérive pour le moins fâcheuse se pérenniser. Serait-ce une conséquence fâcheuse de la COVID ? En effet, se passer de l’un à l’autre un document contaminé par le virus pourrait peut-être… Quoique, non, c’est peu crédible… Pour aider à la protection de la nature en tentant de limiter la production de papier, en outre inutile aux illettrés alors ? Peu plausible là encore, car ce ne sont vraisemblablement pas eux qui remplissent les salles de spectacle. Alors, quelle en serait la vraie raison car ce n’est pas le prix d’un programme qui va grever le budget du spectateur? Aux fins de réaliser quelques économies dans le noble but d’offrir une meilleure rémunération aux artistes ? Là encore, utopique… Mais, peut-être, la tablette sera-t-elle bientôt dans toutes les poches… et le programme devenu inutile… Quand je pense à ces merveilleux programmes d’antan agrémentés chacun d’une lithographie originale signée du décorateur ou du costumier et qui valent désormais une fortune ! Quoiqu’il en soit, cette mesure me semble être allée totalement à l’encontre du but recherché car les spectateurs se sont rués sur les "livrets-programmes" de la saison mis à leur libre disposition, opuscules qui ne comportent pas moins de 164 pages… Bien joué ! Ce, pour tenter d’en savoir un peu plus sur la pièce qu’ils allaient - ou avaient été - voir. Les programmateurs auraient ils pour but de favoriser l’obscurantisme ?
Revenons-en maintenant à la dernière création de Koen Augustijnen intitulée Lamenta. Une œuvre fort curieuse qui, certes, porte bien son nom mais qui s’avère aussi particulièrement intéressante et que l’on pourrait qualifier d’ethnographique. Elle rapporte en effet les us et coutumes de certaines peuplades des montagnes reculées de l’Épire dans le Péloponnèse, péninsule grecque dans laquelle Rosa Torres Guerrero et Koen Augustijnen ont effectué un voyage d’études en compagnie des Ballets C de la B en 2017. Au cours de leur périple, ils ont découvert le Miroloï*, ensemble de chants ancestraux au rythme lancinant et plaintif accompagnés par le luth, le violon et la clarinette. Ces cantiques que l’on entonne lors de funérailles ou de fêtes de mariage (lequel aboutit en quelque sorte à une perte de sa famille), évoquent le drame du départ - abandon du pays natal, exil ou décès - et préparent à l’absence. Lamentations nostalgiques qui, parfois cependant, préludent à des fêtes au sein desquelles apparaissent les prémices d’une danse joyeuse destinée à surmonter la peine et la douleur. Pourquoi, dès lors, ne pas faire revivre cet héritage culturel par le truchement de ces danses qui extériorisent la tristesse, la colère, les frustrations, le deuil, avant de pouvoir à nouveau s’intégrer aux lumières et à la culture de la société actuelle? Proposition méritoire qui aboutit à un moment bouleversant, magistralement recréé sur le plateau par 9 danseurs contemporains grecs pénétrés par les rites ancestraux. Cérémonial qui va peu à peu amener les artistes à une sorte de transe au cours de laquelle une gestuelle contorsionnée primitive et puissante fait progressivement place à des mouvements harmonieux plus contemporains, inspirés de danses traditionnelles grecques. De fulgurants solos qui expriment tant le chagrin et la souffrance extrême que l’espoir étreignant leurs protagonistes, leur permettent de sublimer, au travers d’une écriture contemporaine, la préoccupation première des deux chorégraphes, à savoir celle de conjuguer aux états émotionnels du corps une époustouflante performance physique.
J.M. Gourreau
Lamenta / Koen Augustijnen & Rosalba Torres Guerrero, Grande Halle de La Villette, 13 & 14 décembre 2021.
Spectacle créé le 7 juillet 2021 au Festival d’Avignon.
*Terme qui signifie "Discours sur le destin"
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Kader Attou / Les autres / Pour les autres
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 08/12/2021
- Dans Critiques Spectacles
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Photos Julie Cherki (cliquer sur les photos pour les agrandir)
Kader Attou :
Pour les autres
Kader Attou est un chorégraphe qui a toujours été très sensible à toute forme d’art quelle qu’elle soit, la danse bien sûr mais aussi la musique, le théâtre et la peinture… arts qui, pour lui, ont entre autres le pouvoir de faire oublier à l’Homme les vicissitudes de l’existence. Sa dernière création, une pièce aussi insolite qu’attachante, aurait sans doute pu être intitulée Pour les autres, et pas seulement, Les autres. En effet, ce spectacle qui a pris forme au cours de la COVID, avait bien évidemment pour but celui de satisfaire un brin la soif de liberté que pouvait éprouver le spectateur lors du confinement, mais aussi de le distraire, de l’émerveiller et, surtout, de lui révéler et de lui faire partager toute la profondeur, la richesse et la diversité du mouvement surréaliste : cet art né à la fin de la Première Guerre mondiale, en s’opposant à toute forme d’ordre moral et social, laissait s’exprimer les forces du rêve et du désir, leur donnant la possibilité de parvenir aux frontières de l’imaginaire et de créer des chimères.
Né de la rencontre entre le chorégraphe et deux étonnants musiciens, Loup Barrow au Cristal Baschet et Grégoire Blanc au thérémine*, cette pièce a l’heur de créer un macrocosme étrange et déroutant qui cristallise le souhait de Kader, celui "de travailler des univers fantasques à partir d’une matière brute qui sort de l’ordinaire en explorant le potentiel de ces instruments étranges, tout comme celui de chaque danseur, pour faire émerger ce qui le rend unique dans sa virtuosité, sa fantaisie, sa capacité à jouer, prendre la parole et raconter". C’est ainsi que le chorégraphe est revenu à ses premières amours, "réinventer des lieux et des histoires en détournant des objets ou des situations de la vie quotidienne, en jonglant avec l’intensité, l’abstraction mais aussi l’absurde et la théâtralité".
Photos J.M. Gourreau
Le rideau s’ouvre sur une métropole sombre et austère au sein de laquelle s’élèvent nombre de gratte-ciels froids et impersonnels, mais non dénués d’une certaine beauté, évoquant la peinture de Soulages. Tours qui sculptent avec logique un espace pour le moins réduit tout en créant un paysage au sein duquel évolue une humanité suspicieuse et perdue mais qui cherche à se retrouver : celle-ci est incarnée par six danseurs, tous exceptionnels, qui vont finir par établir un dialogue, à deux d’abord, ensemble par la suite, tout comme le font les deux musiciens solistes avec le compositeur Régis Baillet. Au cours de leur périple entre rêve et réalité, ces personnages vont croiser des êtres aussi fantastiques qu’insolites, un homme sans tête ou une femme à tête de lampe de chevet coiffée de son abat-jour par exemple, tout droit sortis de l’univers d’un Magritte ou d’un Dali. Voire encore une cohorte de personnages hitchcockiens, tout de noir vêtus, symbolisant sans doute les forces du mal. La chorégraphie, mélange de contemporain et de hip-hop, est truffée de difficultés, en particulier dans les pas de deux qui, tout en laissant parler leurs interprètes et en établissant de solides liens entre eux, restent aussi poétiques qu’harmonieux. Certains soli le sont d’ailleurs tout autant, tel celui dans lequel Capucine Goust danse avec son ombre, d’une fluidité étonnante et dans lequel on retrouve d’ailleurs sa griffe. Un mélange d’écritures qui, intrinsèquement, met en avant l’extraordinaire travail de tous les interprètes. Un magistral élan de poésie dans l’exploration d’un univers certes un peu sombre mais auréolé de lumières d'une fabuleuse beauté, miroir diamétralement opposé au jardin enchanté dans lequel évolue Alice au pays des merveilles peut-être, mais qui reflète bien le monde dans lequel il nous est donné aujourd’hui d’évoluer.
J.M. Gourreau
Les Autres / Kader Attou, Les Gémeaux, Sceaux, du 3 au 5 décembre 2021, dans le cadre du Festival Kalypso. Spectacle créé à Décines le 30 septembre 2021.
*Le Cristal Baschet ou "orgue de cristal" est un instrument de musique contemporain mis au point en 1952 par les frères Baschet. Il comporte un clavier constitué de 54 baguettes de verre que le musicien caresse de ses doigts humidifiés et qui, par des effets de vibrations, crée dans l’espace une sculpture sonore fascinante.
Le thérémine est un instrument inventé en 1920 qui, comme la scie musicale, n’a qu’un seul timbre. Il se compose d’un boitier renfermant un oscillateur à tubes électroniques qui produit un signal électrique, et de deux antennes dont l’une commande le volume, et l’autre, la hauteur de la note. Cet instrument dont on joue sans le toucher, produit des mélodies éclatantes évoquant une voix féminine d’une pureté exceptionnelle.
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Mats Ek, Jiři Kylián, Ohad Naharin, Crystal Pite, Emma Portner, Sasha Waltz / Dialogues / Pas de deux contemporains
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 02/12/2021
- Dans Critiques Spectacles
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Mats Ek : Juliet & Romeo Sasha Waltz : Impromptus Mats Ek : Juliet & Romeo
Photos Erik Berg
Mats Ek, Jiři Kylián, Ohad Naharin, Crystal Pite, Emma Portner, Sasha Waltz :
Pas de deux contemporains
Excellente initiative que celle des Productions Sarfati d’avoir réuni en une seule et même soirée six pas de deux de chorégraphes contemporains de tous horizons, donnant ainsi un aperçu de la danse actuelle dans le monde. Certes, l’idée n’est pas nouvelle, les galas dans les années cinquante étaient souvent composés de pas de deux du répertoire classique, lesquels avaient pour but de présenter et de mettre en valeur, auprès de ceux qui ne pouvaient se payer le luxe de s’acheter une place à l’Opéra, les grands danseurs du moment. A l’époque, on n’affichait certes que des pas de deux classiques dans lesquels les artistes avaient la possibilité de montrer leur talent et de briller de mille feux, la danse contemporaine n’étant alors qu’à l’état de balbutiements. Mais le public - et il était généralement nombreux - "adorait" ces représentations ! Le temps s’étant écoulé, la mode a évolué et s’est tournée vers un style plus contemporain, plus proche de ses aspirations du moment. Initiative qui a l’heur de renouer avec un passé aujourd’hui révolu.
Parmi les six pièces présentées, toutes d’une quinzaine de minutes, l’une d’elles se distinguait réellement des autres par l’originalité de sa chorégraphie et sa sublime interprétation, Juliet & Roméo, de Mats Ek. Créée en 2013 pour le Ballet Royal de Suède, cette œuvre, d’un romantisme exacerbé, sur une musique non de Prokofiev mais de Tchaïkovski, met en avant, plus que la rivalité entre les Capulet et les Montaigu, la puissance de l’amour de la jeune fille s’opposant à sa famille et au patriarcat. Un pas de deux charnel qui émeut par sa spontanéité et sa sensualité hors normes, magnifiant la puissance de l’amour et faisant rayonner la grâce de Mariko Kida.
Crystal Pite : Animation Jiři Kylián : 14'20'' Ohad Naharin : B/olero
Autre pas de deux qui a gagné l’attention du public, Animation de Crystal Pite, une pièce exaltant l’art de la marionnette au travers de laquelle la chorégraphe cherche à savoir le pourquoi et le comment de ce qui nous anime. Une œuvre là encore d’une grande originalité sur une musique électro-acoustique d’Owen Belton, mettant en valeur la gestuelle cassée des interprètes qui, par moments, évoque celle d’insectes, tels mantes religieuses ou scarabées.
Chacune des œuvres figurant au programme de cette soirée présentait un intérêt particulier. B/olero de Ohad Naharin, sur le Boléro de Ravel dans un arrangement de musique électronique d’Isao Tomita, est une pièce aux coupes franches dans laquelle les danseurs Maayan Shienfeld et Rani Lebzelter, interagissant à la fois dans une parfaite harmonie et une compétition chaotique, fascinent par leur vivacité et leur légèreté ; 14’20’’ de Jiři Kylián est un extrait de 27’52’’, titre du pas de deux qui indique la durée exacte de la pièce. Une oeuvre qui porte sur quatre éléments au moins : "temps, vitesse, amour et changements constants" mais qui traite aussi du vieillissement. Au cours de la pièce, les interprètes qui subissent des ondes de choc, progressent par à-coups. "Nous n’avons pas à rester les mêmes de notre naissance à notre mort... nous dit le chorégraphe ; nous avons la capacité de changer. Je sais que c’est une partie essentielle de l’enseignement de nombreuses religions orientales, mais c’est quand même très excitant quand nous le réalisons réellement"... Quant à Sasha Waltz, elle met en œuvre, sur les Impromptus de Schubert, pièce créée à Berlin en avril 2004, une conversation lente et mesurée entre danse et musique qui magnifie la personnalité de ses interprètes, Claudia de Serpa Soares et Gyung Moo Kim.
Une belle exploration de l'âme humaine dans tous ses états.
J.M. Gourreau
Dialogues / Mats Ek, Jiři Kylián, Ohad Naharin, Crystal Pite, Emma Portner, Sasha Waltz, Théâtre des Champs-Elysées, du 2 au 5 décembre 2021, dans le cadre de "Transcendanses".
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Jan Fabre / The Generosity of Dorcas / Une humanité qui tient du sacrifice
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 30/11/2021
- Dans Critiques Spectacles
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Jan Fabre :
Une humanité qui tient du sacrifice
Les œuvres de Jan Fabre, qu’elles soient plastiques, théâtrales ou chorégraphiques, attirent toujours les foules. Peut être en raison de leur radicalité et de leur démesure. Né en 1958, ce maître incontesté du mysticisme et de l’ésotérisme est célèbre pour ses excès, ses performances subversives et ses scandales. En 2012, n’a t’il pas procédé à un lancer de… chats sur le parvis de la mairie d’Anvers ? Au Musée de l’Ermitage à Saint Petersburg, n’a-t-il pas soulevé une vague d’indignation en accrochant des cadavres de chiens à des crocs de boucher ? N’a-t-il pas aussi tapissé, à l’invitation de la reine Paola, le plafond de la Galerie des glaces du Palais Royal de Bruxelles de quelque 1,4 million de carapaces de scarabées rutilants réverbérant la lumière ? Ne lui doit-on pas encore des spectacles hors normes, tel son Mount Olympus to glorify the cult of tragedy d’une durée de 24 heures sans interruption, lequel avait frappé le public par ses scènes de masturbation collective ? Frasques parfois accompagnées de moments de violence, d’humiliations, de chantage, voire de harcèlements… lesquels, bien sûr, ne sont pas du goût de tout le monde, entre autres de certains de ses interprètes…
Rien de tout cela pourtant dans The Generosity of Dorcas qui, à l’origine, devait s’appelert The Generosity of Thabita car ce solo devait être interprété par une artiste de sa compagnie, Thabita Cholet. Mais, en septembre 2018, celle-ci, ainsi qu’une vingtaine de danseurs de la troupe, signèrent une lettre ouverte dénonçant les exactions de leur directeur, ce qui, bien évidemment, se traduisit par le départ de l’élue et de cinq autres danseurs. Jan Fabre dut alors réadapter ce solo pour un autre de ses "guerriers de la beauté", Matteo Sedda, un italien qui lui était resté fidèle et qui s’était révélé particulièrement brillant dans l’interprétation du fameux Mount Olympus. Le point de départ de The Generosity of Dorcas se trouve dans un passage des Actes des Apôtres (Nouveau testament) qui mentionne l’existence, dans la ville biblique de Joppé connue aujourd’hui sous le nom de Japho (Jeffa), d’une femme du nom de Tabitha, en grec Dorcas. Celle-ci aurait distribué aux pauvres, notamment aux veuves et aux orphelins, des vêtements qu’elle avait confectionnés avec grand soin, entre autres ses propres habits, allant même jusqu’à se dévêtir totalement, incarnant de ce fait la charité chrétienne. A sa mort, elle fut, selon les textes, ressuscitée par l’apôtre Saint-Pierre, devenant ainsi le premier disciple féminin de Jésus. The Generosity of Dorcas magnifie par la transe son exaltation.
Photos J.M. Gourreau
Le rideau s’ouvre sur une sorte de voûte céleste en arc de cercle évoquant le plafond d’une caverne ou d’une cathédrale, voûte de laquelle pendent, comme des stalactites, quelque 200 fils de couleur, reliés chacun à une longue alène dont certaines vont être "cueillies" une à une par le danseur tout au long de sa transe puis fichées dans son corps ou ses habits. Une sorte de rituel extatique au cours duquel celui-ci, qui a revêtu plusieurs couches de vêtements, cherche à se transpercer le corps aux fins d’expier ses péchés. Au fil du temps, illuminé par une foi intérieure de plus en plus prégnante, le danseur va subir une pléiade de transformations au travers d’une danse sensuelle d’une virtuosité extrême, plus ou moins répétitive, tourbillonnante, envoûtante, confinant à l’extase, portée par la musique de Dag Taeldeman dont les rythmes percussifs obsessionnels s’amplifieront progressivement jusqu’à leur paroxysme. Plus le danseur se dépouille jusqu'aux confins de la nudité, abandonnant au sol ses vêtements, plus il entre en transe et plus il atteint, dans une nudité totale, cet état d’être supérieur, de corps céleste détaché des vicissitudes de notre monde.
Voilà un spectacle empreint de spiritualisme, de mysticisme et d’exorcisme qui n’a pris aucune ride depuis sa création et qui se révèle plus actuel que jamais. Comme la quasi-totalité des œuvres de Jan Fabre d’ailleurs, il surprend, étonne mais ne laisse jamais indifférent.
J.M. Gourreau
The Generosity of Dorcas / Jan Fabre, Théâtre de l’Onde, Vélizy-Villacoublay, 27 novembre 2021, spectacle donné dans le cadre de "Immersion danse".
Présenté pour la 1ère fois à Paris au Théâtre de la Bastille du 16 au 31 janvier 2019, dans le cadre d’une coproduction avec le festival "Faits d’hiver".
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Maud Blandel / Diverti Menti / Une analyse pour le moins originale du 3è divertimento de Mozart
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 26/11/2021
- Dans Critiques Spectacles
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Maud Blandel :
Une analyse pour le moins originale du 3è divertimento de Mozart
Ne vous attendez pas à voir une traduction chorégraphique du divertimento de Mozart K136 en ré majeur pour quatuor à cordes, encore que… Si cette œuvre est bien le point de départ du travail de la chorégraphe suisse Maud Blandel, il est bien difficile de reconnaître les sonorités de ce célèbre divertimento composé par Mozart à l’âge de 16 ans, sinon juste à la fin de la pièce. Le rideau s’ouvre sur une danseuse, Maya Masse, entourée des trois musiciens de l’ensemble Contrechamps de Genève. Or, curieusement, les instrumentistes disposés en arc de cercle sur le plateau ne sont pas ceux d’un quatuor à cordes à l’image de celui prévu par Mozart mais y figurent un pianiste, un guitariste et un tubiste (joueur de tuba), le quatrième étant matérialisé par une jeune femme dont le corps va entrer en résonnance avec les accents musicaux égrenés par les musiciens. Quant aux phrases mélodiques interprétées par les 3 musiciens précités, ce ne sont nullement celles de la partition mozartienne originale mais des phrases atypiques issues de sa décomposition puis de sa recomposition fragmentaire. Celles-ci entraînent la danseuse, les yeux clos, dans une danse giratoire aussi délicate que sensuelle, faite de petites touches plus ou moins répétitives, enjouées, pleines de gaieté et d’humour, d’où le nom de Diverti menti donné à l’œuvre par son auteure, terme italien que l’on peut traduire par "divertissements". Inscrite dans un pentagone central, sa danse, mouvement de flux et reflux entre le guitariste et le pianiste, est d’une légèreté incomparable, qui n’enlève rien à sa précision. Une danse sautillée évoquant parfois la tarentelle, danse du sud de l’Italie qui, selon les croyances locales, permettait de guérir des morsures causées par la tarentule…
Le premier moment de surprise passé, on peut se demander la raison d’un tel chambardement. A la fin de la partition originale, nous dit Maud Blandel, "il y a un symbole qui signifie la répétition et renseigne sur la fonction que remplissait cette musique : elle était jouée pendant les dîners mondains ; elle devait inspirer légèreté et gaieté, durer jusqu’à ce que la fête s’achève. Cela nous a fourni un premier principe de composition : la répétition, le temps qui s’étire". On comprend dès lors mieux que la pièce originale, d’une durée de 12 minutes, puisse atteindre, une fois étirée et recomposée, une durée d’une heure ! Ce texte pourrait en outre aussi expliquer les petites piques de légèreté, d’ironie et de malice dont la partition chorégraphique est truffée. Par ailleurs, Halbreich Harry, dans le Guide de la musique de chambre de Tranchefort,* écrivait que ces Divertimenti de Mozart "sonnent d’ailleurs mieux à l’orchestre, auquel semblent les destiner leur écriture, leur caractère, et jusqu’à leur titre. (…) Ce sont des pages charmantes et pleines d’invention, curieusement à cheval entre deux domaines de la musique instrumentale." Peut-être faut-il y voir là l’origine de cette transcription ? Toujours est-il que Maud Blandel a travaillé durant plusieurs mois sur le corps de Maya Masse pour traduire les notes en mouvements. "Les rondes, les blanches et les croches sont devenues des bonds, des élancements ou des voltes," nous dit-elle. Et l’on pourrait rajouter "tout en en conservant leur expressivité et l’esprit enjoué de Mozart" !
Cette approche fort originale, tant au niveau de la partition musicale que de sa transcription chorégraphique, s’avère plus qu’une relecture, une véritable réadaptation pour notre époque d’un chef d’œuvre du 18è siècle qui a su déjouer la marche du temps.
J.M. Gourreau
Diverti Menti / Maud Blandel, Théâtre de la Bastille, du 24 au 27 novembre 2021.
Oeuvre créée en janvier 2020 à L'Arsenic de Lausanne et présentée les 2 et 13 octobre derniers au Carreau du Temple à Paris.
*Halbreich Harry, in François-René Tranchefort (direction), « Guide de la Musique de chambre », Fayard, Paris 1998, p. 634.
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Mourad Merzouki / Zéphyr / Les 40èmes rugissants
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 16/11/2021
- Dans Critiques Spectacles
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Ph. J.M. Gourreau Ph. L. Philippe Ph. J.M. Gourreau
Mourad Merzouki :
Les quarantièmes rugissants
Comment conquérir, s’approprier l’espace aérien par la danse, s’interrogeait Mourad Merzouki lors de l’élaboration de son ballet Vertikal ? Comment se jouer des tempêtes, cyclones et ouragans lorsqu’on affronte les océans sur une frêle embarcation, s’est-il demandé cette-fois-ci lors de la création de Zéphyr ? L’une des réponses pourrait nous être apportée par Homère qui attribue à Éole, roi de l’île flottante d’Éolia qui hébergeait temporairement Ulysse et ses compagnons, la lourde tâche d’amadouer, voire de maîtriser les vents pour contrer leur colère lorsqu’elle se déchaîne. Dans L'Odyssée en effet, le poète raconte qu’au moment de repartir pour Ithaque, Eole remit à Ulysse une outre dans laquelle étaient emprisonnés les vents contraires. Au cours du voyage, ses compagnons ouvrirent l'outre à son insu, pensant qu'elle était pleine de vin. Les mauvais vents s’en échappèrent alors repoussèrent les marins vers Eole qui, sans pitié, les chassa de son territoire.
Ph. J.M. Gourreau Ph. L. Philippe Ph. J.M. Gourreau
Pas question cependant d’outre dans Zéphyr mais bien de mers déchaînées, de vents violents, redoutables et de brumes quasi-impénétrables semant la mort sur leur passage, amenant les navires à se jeter sur les brisants. C’est à l’occasion du "Vendée Globe",compétition de skippers qui se déroule à la voile autour du monde en solitaire, sans escale ni assistance, que Mourad Merzouki imagina cette œuvre. Sa lecture nous rappelle bien évidemment les milliers de migrants qui fuient, en ce moment encore, leur patrie, en quête d’un monde meilleur, mais également à tous ces marins qui périrent au cours des siècles passés dans les flots impétueux des mers démontées, victimes de leur mauvaise fortune ; on pense bien sûr aussi au Radeau de la Méduse du peintre romantique français Théodore Géricault, chef d’œuvre réalisé entre 1818 et 1819, lequel représente un épisode tragique de l’histoire de la marine coloniale française, à savoir l’échouage d’une frégate sur un banc de sable au large des côtes de la Mauritanie, lequel entraîna la mort de 132 hommes. Quant au dernier tableau, d’une somptueuse beauté dans ses rouges flamboyants, il fait allusion aux sirènes évoquées par Homère dans L’Odyssée, lesquelles aguichent, par leur chant, les marins en détresse, les invitant à les rejoindre aux tréfonds de leur mystérieux domaine ; Il rappelle également ces nymphes, naïades, nixes, ondines ou tritons qui hantent le fond des mers, et toutes ces créatures mythologiques infernales auxquelles Jules Verne a prêté vie et qui recrachent les proies qu’elles viennent d’ingurgiter…
Le radeau de la méduse - Théodore Géricault - Musée du Louvre Éole donnant les vents à Ulysse - Isaac Moillon - Musée de Tessé
C’est aux côtés d’une vaste coque de bateau plus ou moins éventrée et aux parois rouillées desquelles sourdent les brumes que vont se nouer les drames. Des drames magnifiquement illustrés par la danse contemporaine mâtinée de hip-hop dont Mourad a le secret et qui font voyager ses interprètes, sublimes eux aussi, au gré des vents et des marées… C’est angoissant de voir leurs vains efforts, la peur qui se lit sur leurs visages, leur résistance, leur lutte désespérée pour survivre. Une atmosphère pesante baignée par la musique irréelle et pleine de mystère d’Armand Amar, laquelle évoque un voyage au-delà du réel. Admirables elles aussi les lumières de Yoann Tivoli qui auréolent le spectacle d’une atmosphère aussi magique que fantasmagorique. Bref, voilà une nouvelle pièce pleine de mystère et de rebondissements qui fait honneur à ses auteurs.
J.M. Gourreau
Zéphyr / Mourad Merzouki, MAC Créteil , du 12 au 17 novembre 2021, dans le cadre de la 9è édition du festival Kalypso. Prochaines représentations : Les Gémeaux, Sceaux, du 10 au 12 décembre 2021, 20 au 23 décembre, Grande halle de La Villette, Paris.
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Thierry Malandain & Martin Harriague / L'oiseau de feu / Le Sacre du printemps / Hommage aux Ballets Russes
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 12/11/2021
- Dans Critiques Spectacles
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L'oiseau de feu - Claire Lonchampt, Hugo Layer, Mickaël Conte © Olivier Houeix
Thierry Malandain et Martin Harriague :
Hommage aux Ballets Russes
Créés respectivement en juin 1910 sur la scène de l’Opéra de Paris par les Ballets russes de Diaghilev dans une chorégraphie de Michel Fokine, et en mai 1913 sur celle du Théâtre des Champs-Elysées dans une chorégraphie de Nijinski, L’oiseau de feu et le Sacre du printemps sont toutes deux des œuvres de Stravinsky qui auront véritablement révolutionné l’art de Terpsichore aux débuts du XXème siècle. Toutes deux ont par la suite été reprises par de nombreux chorégraphes parmi lesquels Balanchine qui utilisa pour l’Oiseau de feu non pas la musique du ballet dans son entité mais une des suites plus courte, la 3ème, que Stravinski écrivit en 1945. C’est cette même partition que Thierry Malandain utilisa pour son ballet. Comme à son habitude, une œuvre d’une beauté incommensurable chargée de mysticisme et d’ésotérisme, révélant à nouveau la sensualité et la sensibilité à fleur de peau de ce chorégraphe.
L'Oiseau de feu © Olivier Houeix
L’œuvre ne lui était d’ailleurs pas inconnue puisqu’il avait pu la danser en 1979 avec le Ballet du Rhin dans la version de Maurice Béjart. Pour Malandain, ce "phénix qui renaît de ses cendres" est un oiseau allégorique qui relie le ciel à la terre et la vie à la mort, symbolisant l’immortalité de l’âme et la résurrection du Christ. “D’où la tentation de faire de l’Oiseau de feu un passeur de lumière portant au cœur des hommes la consolation et l’espoir, à l’image de François d’Assise, le saint poète de la nature qui conversait avec ses frères les oiseaux”, explicite le chorégraphe. Le ballet est d’une lisibilité extraordinaire et d’une très grande musicalité. Le rideau s’ouvre sur un chœur ondulatoire de femmes et d’hommes en noir m’évoquant les corbeaux d’Hitchcock, en fait les forces du mal et la noirceur de l’âme humaine. Au fil de l’œuvre, cette cohorte passera par le rouge puis le jaune avant d’acquérir la blancheur de l’immortalité, évocation de la résurrection du Christ. L’oiseau quant à lui, vêtu de rouge et d’or, en devenant le phénix, est le passeur qui guidera ses ouailles, humaines ou animales, vers l’éternité. La gestuelle longiligne de son interprète, la grâce de ses mouvements de bras évoquant le battement des ailes d’un oiseau, la sensation éthérée qui émane de tout son être transporte le spectateur dans un univers irréel au delà des limites de notre monde et confère au ballet un sentiment de sur-naturalité. Il ne faut pas oublier en effet que François d’Assise, franciscain qui vivait au début du 13è siècle, était tout d’abord un grand admirateur de la nature, œuvre de Dieu dont il chantait les louanges mais, également, un grand protecteur des animaux, que ce soit des alouettes, des rossignols ou des renards mais aussi des vers de terre, des fourmis, des cigales et des araignées sur lesquels il a d’ailleurs laissé de passionnants écrits... Ne les appelait-il pas ses frères et sœurs? L’originalité de sa vision sur les animaux résidait dans le fait que l’être humain ne se distingue pas radicalement des animaux et que ces derniers ont pour origine le même créateur. C’est tout cela que l’on peut retrouver dans les différents tableaux de cette partition chorégraphique aux lignes épurées, d’un raffinement et d’une harmonie sans pareils, entachée d’une profonde spiritualité, à l’image de la piété légendaire de Stravinsky. Bien évidemment l’oiseau, après sa mort, renaîtra sous la forme d’un œuf incandescent. Pas de décors risquant d’entraver la lecture du ballet, bien sûr mais des éclairages édéniques renforçant la sensation de mysticisme et de profonde pureté dont il est auréolé.
Le Sacre du printemps © Olivier Houeix
Le second volet de ce spectacle consacré à Stravinsky s’avère d’une tout autre veine. Son auteur, Martin Harriague, est un jeune chorégraphe originaire de Bayonne que Malandain avait découvert il y a quelques années à Biarritz lors de la première édition du concours de jeunes chorégraphes classiques et néoclassiques. Il lui avait proposé de monter pour le Ballet de Biarritz une chorégraphie sur la pollution des océans, Sirènes, dont la création, en avril 2018, avait révélé un chorégraphe très éclectique doublé d’un dramaturge exceptionnel. Martin Harriague, dont on avait pu apprécier la très grande musicalité, avait en outre réalisé plusieurs œuvres parmi lesquelles Pitch créé en 2016 pour six danseurs de la Kibbutz Contemporary Dance Co. et la chorégraphie de l’opéra Idoménée de Campra, créé en octobre 2020 à Lille. Il est aujourd’hui intégré à la compagnie en tant qu’artiste associé au CCN de Biarritz.
Sa relecture du Sacre du printemps, véritable défi pour un si jeune chorégraphe, mérite le détour en raison de son originalité et de sa puissance. Le rideau s’ouvre sur un pianiste, en fait la réincarnation de Stravinsky, qui égrène les premières notes de la partition sur un piano droit. Surgit soudain des entrailles de l’instrument une horde sauvage avec, à sa tête, une sorte de gnome hystérique qui embarque ses acolytes dans une bacchanale sabbatique infernale, au diapason des violences musicales du Sacre. Les bonds et sauts répétitifs qui les animent sont en phase parfaite avec les impulsions terriennes de la musique. Effet saisissant garanti ! Le second tableau, moins fantasmagorique, voit cette meute mi-humaine, mi-animale qui semblait tout droit sortie des enfers se ranger à l’appel d’un "disque solaire" dominateur. Le dernier tableau, Le sacrifice, met en scène les jeunes filles dans une ronde sauvage pour désigner l’Élue, laquelle, vouée à la mort, sera violemment malmenée par ses congénères. Sera-t-elle la proie du vieillard satanique qui menait la horde ? Finalement, celle-ci s’élèvera, ensanglantée, dans les cintres, sous les huées de ses semblables et les accents telluriques de la partition musicale.
En présentant à Paris ce jeune chorégraphe au talent prometteur, Thierry Malandain, auquel il aura fallu, rappelons-le, quasiment 20 ans de lutte contre vents et marées pour atteindre la consécration et acquérir une renommée internationale, poursuit sans faille ni relâche sa destinée, celle de voir la danse classique se perpétuer aux côtés des autres formes de danse afin d’éviter qu’elle ne sombre dans l’oubli...
J.M. Gourreau
L’oiseau de feu / Thierry Malandain & Le Sacre du printemps / Martin Harriague, Programme Stravinsky, Malandain Ballet Biarritz, Théâtre National de la Danse Chaillot, du 4 au 12 novembre 2021.
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Kea Tonetti / Terre rare, mémoire des sols / En chair et en son / Une talentueuse danseuse occidentale de butô
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 26/10/2021
- Dans Critiques Spectacles
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En chair et en son # 6 :
Kea Tonetti : une talentueuse danseuse occidentale de butô
Créé en 2015, le festival "En chair et en son", outre sa spécialité de faire appel exclusivement à des pièces musicales acousmatiques (encore appelées électro-acoustiques ou concrètes) comme support de chorégraphies était, à l’origine, axé sur le butô. Avec, il est vrai, quelques écarts vers des pièces contemporaines plus occidentales, le butô n’ayant pas encore gagné ses lettres de noblesse dans notre pays. Mais, comme je l’ai évoqué dernièrement, l’avenir de ce festival se trouve aujourd’hui compromis, la quasi-totalité des subventions dont il bénéficiait ayant été supprimées, suite à la COVID… Ce festival, dont c’est la sixième année d’existence, a certes permis de présenter le travail d’artistes japonais comme Masaki Iwana, Maki Watanabe, Shiro Daïmon, Juju Alishina, Yumi Fujitani, Moeno Wakamatsu, mais aussi de révéler de jeunes danseurs et chorégraphes occidentaux telle Sierra Kinsora*qui sont parvenus à s’immiscer et se lover au sein de cet art, quasiment "réservé" à des artistes dont les modes de pensée, voire de vie, sont très différents de ceux des occidentaux.
Kea Tonetti Ph. J.M. Gourreau
Cette année, c’est une italienne, Kea Tonetti, fondatrice de la compagnie Kha, que nous avons pu découvrir (ou, plus exactement, redécouvrir car elle s’était déjà produite à l’Espace Culturel Bertin Poirée, il y a deux ans avec un duo dirigé par John Laage, Two little Pierrot) et qui est parvenue, avec sa création de style butô, Terre rare, mémoire des sols, à nous émouvoir profondément ce, grâce à une culture artistique pluridisciplinaire impressionnant. En effet, après s’être d’abord formée à la danse classique et contemporaine en Italie pendant 12 ans puis aux Etats-Unis, entre autres à l’Alvin Ailey American Dance Center, à l’école de Martha Graham, ainsi qu’au Limon Institute et au Peridance Center, elle poursuivit ses études chorégraphiques durant quatre ans en France avec, entre autres, Peter Goss, Norio Yoshida, Anne Dreyfus, Jean-Marc Boitière, Carolyn Carlson et Redha. Au fil du temps elle compléta sa formation chorégraphique en Italie avec la chorégraphe Raffaela Giordano et par le théâtre, le chant, le hatha-yoga , la danse africaine la danse sensible de Claude Coldy… Elle se forma au butô dès 2002 avec Atsushi Takenouchi, Yumiko Yoshioka, Ko Murobushi, Seisaku (Hijikata Butoh), Yoshito Ohno, Yukio Waguri, Hisako Horikawa, Natsu Nakajima, Mitsuyo Uesugi et Masaki Iwana, art au sein duquel elle parvint dès lors à s’immiscer avec beaucoup de bonheur du fait de cet incroyable bagage artistique... Son palmarès chorégraphique est d’ailleurs, lui aussi, fort impressionnant : pas moins de 36 créations en une vingtaine d’années…
Autres artistes de la 6ème édition:
Helena Mastracci Juju Alishina Corinna Torregiani
Il n’est dès lors pas étonnant qu’elle puisse avoir acquis la faculté de pouvoir vivre et transmettre intensément, à l’instar des danseurs orientaux, une pensée universelle d’une grande latitude et faire vivre à son public l’univers onirique qui émanait de son subconscient, ce par la seule force du geste, aussi fragile qu’éphémère mais lourdement chargé de sens. La danse butô représentait pour elle la possibilité de réunir son chemin spirituel avec celui de la danse occidentale et, de ce fait, celle-ci devint naturellement, en 2009, prédominante dans ses créations et ses présentations. Ses propos et sa philosophie rejoignèrent alors ceux de nombreux danseurs japonais de butô. Sa création pour ce festival, Terre rare, mémoire des sols, évoque la vie qui, bien sûr, s’écoule et se consume dans le corps de l’Homme, des animaux et des végétaux mais également dans la terre et les pierres, lesquelles, elles aussi, seraient capables d’éprouver des émotions et de les faire rejaillir dans l’âme des initiés. C’est ainsi que l’être que nous avions devant nous, quasi-immatériel, empreint d’une poésie et d’une sensibilité qui n’avaient d’égale que sa sensualité, était traversé par une pléiade de sentiments d’une rare intensité, et d’idées faisant appel à la mythologie. Sa palette, très large, s’étendait de la béatitude à la colère, en passant par la peur, la souffrance, la haine, la cruauté, tous sentiments qu’elle parvint à rendre attachants et qui n’eurent finalement d’égal que leur profondeur et leur beauté. Car, de la mort, nait la vie. Il faut dire que la chorégraphe-interprète était servie par une musique électro-acoustique enveloppante signée Rodolphe Collange, parfaitement adaptée à son propos : sa puissance et sa gravité sublimaient son art. Il est vraiment dommage que de tels artistes ne soient pas davantage connus et programmés dans notre pays…
J.M. Gourreau
Terre rare, mémoire des sols / Kea Tonetti, , Théâtre Aleph, Ivry-sur-Seine, 22 octobre 2021, dans le cadre de la 6ème édition du festival « En chair et en son ».
*Voir ma critique dans ces mêmes colonnes en octobre 2017
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Angelin Preljocaj / Deleuze/Hendrix / Un défi difficile à relever
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 23/10/2021
- Dans Critiques Spectacles
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Photos J.C. Carbonne
Angelin Preljocaj :
Un défi difficile à relever
Si la musique, quelle qu’elle soit, s’accorde généralement bien avec la danse, il n’en est pas toujours de même avec le verbe qui a du mal à se faire chair, surtout lorsqu’il s’agit de celui d’un philosophe comme Spinoza. Marier philosophie et pop-music à la danse était une véritable gageure. Un défi que, pour ma part, Preljocaj n’est pas tout à fait parvenu à relever. Mais peut-être la musique des mots m’a-t-elle semblé seulement rebondir sur le corps des danseurs au lieu de les imprégner et de leur donner vie ? Toutefois, si l’on ne tient compte que de la pensée des philosophes, tant celle de Spinoza que celle de Deleuze, il faut bien reconnaître que la chorégraphie de Preljocaj et l’interprétation qu’en ont donnée les danseurs était en adéquation parfaite avec la trame de l’œuvre. Car, comme toujours chez ce chorégraphe, la gestuelle est profondément expressive, et ce qu’il a cherché à exprimer était bien à la hauteur de son talent. Toutefois, il faut bien reconnaître qu’illustrer par le geste des paroles comme "Je suis et je maintiens que je suis immortel" ou, encore, "Nous expérimentons que nous sommes éternels "n’est pas chose aisée. En fait, les efforts de compréhension et d’assimilation du texte empêchaient souvent le spectateur de savourer pleinement la magnificence des mouvements et les émotions émanant de ses danseurs.
Photos Didier Philispart
Il faut cependant garder à l’esprit que la philosophie a toujours attiré Angelin Preljocaj. Il nous l’avait déjà laissé entendre avec Empty moves, œuvre créée en juin 2014 au festival de Montpellier. Celle-ci se nourrissait des actions et mouvements que lui inspiraient les paroles et phonèmes du texte déconstruit d’Henry-David Thoreau, La désobéissance civile, texte lu en public par John Cage. Il réitère aujourd’hui avec L’éthique de Spinoza, réflexion philosophique publiée en 1677, et qui suit un cheminement géométrique partant de Dieu pour aboutir à la liberté et à la béatitude. Dans ce texte se trouve une réflexion sur le corps et le mouvement. Entre 1977 et 1981, Gilles Deleuze, l’une des figures de proue de la révolution de 1968 et qui admirait Spinoza, a effectué une série de conférences sur la pensée de cet auteur à l’Université de Vincennes. Preljocaj a imaginé reprendre partiellement ces cours avec la voix même du philosophe pour illustrer un propos dans lequel le corps ouvre une porte sur les questionnements de notre monde. Et de s’en expliquer, "La danse, c'est une pensée en mouvement, c'est peut-être l'expression la plus directe qui passe pratiquement par le système nerveux aussi bien du danseur que du spectateur, ça passe sans filtre. On n'est pas obligé de tout suivre, de tout écouter, on a des mots qui nous traversent l'esprit et qui résonnent dans la tête du spectateur". Ce sont partiellement ces textes qui servent de support à la chorégraphie, ce en alternance avec certaines musiques du guitariste Jimi Hendrix et la partita N° 2 de Bach.
Mais pourquoi donc associer le guitariste afro-américain Jimi Hendrix à cette aventure étonnamment paradoxale ? Improvisateur sortant des sentiers battus, cet artiste, ivre de liberté, grand défenseur des Amérindiens, a libéré la guitare de ses contraintes en utilisant les ressources nées de l'amplification, notamment en en domestiquant l'effet Larsen. Son influence dépassa largement le cadre de la musique rock des années soixante-dix, et nombre de compositeurs comme Miles Davis reprirent certains éléments de sa musique. Les compositions de cet artiste sélectionnées par Preljocaj font de Deleuze/Hendrix une œuvre attachante, non seulement du fait de son architecture chorégraphique mais aussi de l’excellence de ses danseurs.
J.M. Gourreau
Deleuze/Hendrix / Angelin Preljocaj, Centquatre Paris, du 20 au 23 octobre 2021. Pièce créée le 5 juillet 2021 au Festival de Montpellier-danse et reprise le 12 juillet à Aix-en-Provence.
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Clara Furey / Dog rising / Montée en puissance obsessionnelle
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 18/10/2021
- Dans Critiques Spectacles
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Photos J.M. Gourreau
Clara Furey :
Montée en puissance obsessionnelle
Peu connue en France, la chorégraphe canadienne Clara Furey s’était déjà produite à la Cartoucherie dans le cadre des "June Events " avec Cosmic love en juin 2019 : une pièce au sein de laquelle cohabitent diverses énergies, une pièce autour de représentations intuitives et poétiques de phénomènes physiques, exacerbant le réveil des sens. Elle nous revient aujourd’hui avec Dog rising, une création chorégraphico-musicale dans laquelle "des corps célestes lancés en orbite, vibrent dans un rituel lascif et hypnotique", création qui questionne à nouveau la radiance des corps, clôturant la recherche de son autrice sur la tension et l’immobilité. Un spectacle qui débute toutefois de façon un peu mièvre mais qui a l’heur de monter en puissance lors de son développement.
En fait, lors du préambule de l’œuvre, une litanie sur le thème de l’amour dans la langue de Shakespeare est déclamée pendant une bonne dizaine de minutes par une lectrice dont le visage apparaît sur un écran, côté jardin, alors que la traduction française du texte qu’elle livre au public s’affiche sur un autre, côté cour. Durant ce long prologue auréolé de rouge, trois danseurs, indifférents les uns aux autres, s’ébattent sur le sol. Leur gestuelle est lente et semble peu chargée de sens : elle n’est, en tout cas, pas réellement en osmose avec le texte… Une entrée en matière donc fort propice à l’ennui, il est vrai mais qui, cependant, a l’heur de plonger dans la réflexion le spectateur en quête d’éventuelles émotions pouvant émaner des interprètes sur le plateau, l’engageant à se questionner sur son propre ressenti. Recherche d’autant plus prégnante que le public ne dispose malheureusement d’aucun programme ni d’élément propice à le guider dans sa réflexion... Est-ce une volonté délibérée de la part de la chorégraphe ou un simple choix de la part de la Production, peut-être dans le but de contribuer à la protection de la nature ? Quoiqu’il en soit, il n’est pas vraiment souhaitable de larguer le spectateur dans les gradins d’une salle de spectacle sans lui avoir proposé au préalable quelques éléments pour guider son attention durant la représentation à laquelle il se propose d’assister. Même si le but recherché est d’octroyer une large place à son imaginaire, d’éviter de trop l’influencer afin de lui laisser la liberté de vivre pleinement les émotions qui peuvent surgir dans son esprit… Ce, d’autant que Clara Furey étant encore peu connue du public français, sa recherche n’était pas une évidence pour tous. Toutefois, ce qui est apparu au fil du spectacle, c’est que la musique qui l’accompagnait y tenait un rôle au moins aussi important que la chorégraphie. Et c’est la réelle osmose entre ces deux éléments qui a permis aux spectateurs de sortir de leur torpeur et de prendre alors un réel intérêt à la pièce.
Clara Furey est une artiste issue des Ateliers de danse moderne de Montréal. Elle a également fait des études de piano, de solfège et d’harmonie au Conservatoire de Paris ; aussi la musique prend-elle une importance capitale dans ses créations. Elle a le pouvoir de faire vibrer les corps, non seulement les chairs mais aussi les os, de révéler leur vécu à l’image d’un échographe qui permet de visualiser les diverses structures de l’organisme avec des ondes ultrasonores de haute fréquence, de les faire entrer en résonance. Cette conjugaison danse-musique-espace permet à la chorégraphe d‘écouter ce qu’ont à dire ces corps qu’elle guide, de mettre en exergue les fragments poétiques qui les animent, d’explorer leur vécu et les paysages intérieurs qui les exaltent. Tout son art consiste à les mettre progressivement en évidence, à les extérioriser et à les transcrire en vibrations puis en pulsions obsessionnelles qui vont peu à peu animer leurs postures contemplatives. A ce moment là seulement, elles stimulent un éveil sensoriel dans le public et, par leur répétitivité alliée à la montée en puissance de la musique à l’instar du Boléro de Ravel, prennent possession de celui-ci jusqu’à l’envoûter. Un plaisir spontané "fluctuant comme une vague" émerge alors du corps des interprètes, éclaboussant les spectateurs subjugués.
J.M. Gourreau
Dog rising / Clara Furey, Atelier de Paris CDCN, La Cartoucherie, Vincennes, 15 et 16 octobre 2021. Création le 26 mai 2021 à Montréal (Canada) dans le cadre du festival Trans-amériques.
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Blanca Li / Le Bal de Paris / Quand la danse transgresse ses frontières
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 13/10/2021
- Dans Critiques Spectacles
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Blanca Li :
Quand la danse transgresse ses frontières
Elle n’est jamais là où on l’attend. Car, pour Blanca Li, la danse est partout, elle n’a pas de frontières et tout la ramène à la danse. Le bal de Paris ne peut pourtant pas être rangé dans cette catégorie, bien que trois danseurs y participent. Mais, on le sait déjà, cette artiste pluridisciplinaire passionnée par les nouvelles technologies est un peu touche à tout… N’a-t-elle pas fait danser des robots* ? Ce dernier spectacle - et c’est une incontestable réussite - se rapprocherait plutôt du cinéma ou, plus exactement, d’une expérience de réalité virtuelle au-delà des seuils jusque là expérimentés. Mais qu’entend-on exactement par réalité virtuelle? Il s’agit en fait d’une technologie relativement récente permettant à son utilisateur de créer des environnements virtuels qui lui confèrent la possibilité de vivre de nouvelles aventures et, par là même, de ressentir de nouvelles émotions. Celui-ci n’est dès lors plus simple spectateur mais devient acteur grâce à un casque spécial qui l’immerge dans une expérience, laquelle s’écrit sous son égide et par son intermédiaire. Les secteurs d’application de ce dispositif concernent bien sûr les spectacles et les jeux mais aussi l’éducation et le tourisme. Blanca Li n’est certes pas la première à l’utiliser dans des spectacles de danse : qu’il me suffise de citer Vortex de l’Allemand Ulf Langheinrich, récemment créateur, en association à la chorégraphe italienne Maria Chiara de’Nobili, d’un spectacle de danse en 3D stéréoscopique au cours duquel les corps bien réels des quatre interprètes finissent par se dissoudre et disparaître totalement pour laisser la lumière danser seule dans un espace où "l’émotion est en prise directe avec la sensation", révélant ainsi "la tension des corps pour mieux en faire émerger la poésie" ou, encore, Toulouse Lautrec de Kader Belarbi donné donné du 16 au 23 octobre 2021 au Capitole de Toulouse.
C’est tout à fait ce que l’on ressent lorsque l’on assiste au Bal de Paris, spectacle en trois tableaux concocté par Blanca Li, avec Vincent Chazal pour la création graphique et Tao Gutierrez pour la partie musicale. Un spectacle qui devait être présenté en novembre 2020 dans ce même théâtre, mais que la COVID a contraint de reporter quasiment d’une année. Le scénario, inspiré de diverses opérettes et comédies musicales traditionnelles, est bien évidemment des plus fantaisistes, transférant dix spectateurs dans un espace-temps irréel et intemporel : pour la circonstance, chacun d’eux se voit affublé dans le dos d’un ordinateur relié à divers capteurs apposés sur ses bras et ses jambes, ce afin d’analyser ses réactions et lui permettre d’interagir avec les trois danseurs qui le guident. Une histoire d’amour en 3 actes que l’on oublie finalement bien vite, happés par la magie de la fête et du fabuleux voyage que nous sommes amenés à partager. Un kaléidoscope d’images plus puissantes et féériques les unes que les autres jouant sur les limites de notre perception, lesquelles s’inscrivent sur notre rétine, nous faisant perdre tout sens de la réalité. C’est ainsi que nous pouvons croiser dans notre périple des créatures mi-humaines, mi-animales – lièvres, renards, cerfs, ours – habillés par Chanel ; c’est ainsi également que nous pouvons nous perdre dans les labyrinthes de jardins merveilleux ou effectuer en bateau un court voyage sur les berges d'un canal ou les rives d’un lac enchanté dans lequel s’ébattent des sirènes qui aimeraient bien nous embarquer dans leur élément ; c’est encore ainsi que nous sommes amenés à participer à des fêtes et bals plus fastueux les uns que les autres, alors que, dans la réalité, nous nous trouvons enfermés dans une quasi-obscurité au sein d’un studio qui fait à peine 100 m2… Réellement aussi bluffant que déboussolant !
J.M. Gourreau
Le Bal de Paris / Blanca Li, Théâtre National de la danse Chaillot, du 7 au 16 octobre 2021.
*Robot : Voir critique dans ces mêmes colonnes au 19.10.2013.
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Hofesh Shechter / Double murder / Un double meurtre profondément vécu
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 11/10/2021
- Dans Critiques Spectacles
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Hofesh Shechter :
Un double meurtre profondément vécu
Son style, sa griffe ne peuvent être confondus avec aucun(e) autre : le chorégraphe et musicien israélien Hofesh Shechter est marqué par la violence, les tensions et les turpitudes qui règnent dans notre monde d’aujourd’hui et qu’il a sans doute vécues. Toutes ses œuvres sont de la même veine, noyées dans une atmosphère glauque, évocatrice de l’enfer : une danse tribale puissante, sauvage et agressive, sur une musique tout aussi tellurique, composée par le chorégraphe lui-même d’ailleurs, et qui nous embarque aux tréfonds du monde des ténèbres. Ce pandémonium, évoqué dans la première partie de ce diptyque par Clowns, est une pièce créée à Londres en 2016 qui nous plonge dans une orgie de violence désinvolte, révélant l’horreur qui règne dans les bas-fonds de l’humanité… Horreurs qui, comble du cynisme, sont dépeintes par des clowns sur fond de rideau rouge, lesquels, par essence, se devraient d’être sympathiques, drôles et joueurs mais qui, pour la circonstance, se révèlent des êtres méchants, sadiques et cruels, témoignant de leur bestialité profonde, à l’image du Joker, ennemi juré de Batman dans les "Comic Books" de D.C Comics ou de Grippe-sou dans le roman "Ça" de Stephen King (1986). Un univers tribal d’un réalisme effrayant, mis en exergue par l’alternance brutale d’éclairages en contre-jour, tantôt sombres, tantôt aveuglants. Les dix interprètes de l’œuvre se livrent un corps à corps sauvage et violent mené avec brio par des artistes engagés, une lutte sans répit qui vous happe et vous donne à réfléchir sur la condition humaine d’aujourd’hui.
Photos Todd MacDonald
Paradoxalement, le second volet de ce diptyque, The Fix, né de la solitude engendrée par la COVID et donné en écho à Clowns, est d’une toute autre veine, totalement inhabituelle chez cet artiste au pessimisme exacerbé. Curieusement, The Fix (le remède) est une pièce beaucoup plus calme, nourrie d’espoir, antithèse de la précédente, comme si le chorégraphe s’était dit que l’Homme pouvait encore réagir et sortir du marasme qui le conduisait irrémédiablement à sa perte. Certes, la mort est toujours sous-jacente mais l’agressivité disparaît par moments jusqu’à laisser poindre des élans de tendresse, des instants de douceur, d’harmonie et de félicité. Un univers étrange entrecoupé de méditations, qui met toutefois un peu mal à l’aise car l’épée de Damoclès reste suspendue au dessus de nos têtes; et l’on comprend que, du fait de sa fragilité, cette tentative d’harmonie, de réconciliation, de partage et de paix "pour célébrer la vie et le retour à la normale" n’est finalement qu’illusoire et fatalement vouée à l’échec.
J.M. Gourreau
Double murder, diptyque composé de Clowns et de The Fix / Hofesh Shechter, Théâtre du Châtelet - Théâtre de la Ville hors les murs, du 5 au 15 octobre 2021.
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La COVID met les spectacles de butô en danger de mort
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 03/10/2021
- Dans Critiques Spectacles
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La COVID met les spectacles de butô en danger de mort
Le butô en France
Discipline chorégraphique un peu à part parmi les arts de Terpsichore, le butô, encore peu répandu en Europe, est une forme de danse informelle née au Japon à la fin des années cinquante, en résonance avec l’état d’esprit qui régnait dans le pays à cette époque : il représentait peut-être, selon Béatrice Picon-Vallin*, une exploration de soi au travers de l’autre. En cinquante ans, il s’est diversifié, a conquis l’Europe, assez timidement, il est vrai, et arrive en France en 1978 avec Kô Murobushi et Carlotta Ikeda. Le choc créé par Le dernier éden qu’ils présentent au Carré Silvia Montfort ouvrira la porte à des artistes de même obédience, tous japonais mais de sensibilités différentes, ce qui conduira cet art à une grande diversification. Depuis lors, s’il n’a pas pris dans notre pays l’essor auquel on aurait pu s’attendre, il n’en reste pas moins vrai que l’on peut assister chaque année à une vingtaine de spectacles, la plupart regroupés sous forme de mini-festivals : le premier d'entre eux, « Dance box », fut monté sous l’égide de l’Association Culturelle franco-japonaise de Tenri au Centre Culturel Bertin Poirée à Paris, et le second, « En chair et en son », fut quant à lui fondé et dirigé par un compositeur de musiques électro-acoustiques, Michel Titin-Schnaider. Ce dernier a vu le jour en 2015 et, au fil des années, a connu un succès grandissant grâce à l’enthousiasme et au soutien de MOTUS et du « Cube » à Issy-les-Moulineaux, 1er Centre français de création et formation au numérique. Pas moins de 200 créateurs y ont été accueillis au cours de ses 6 premières années d’existence. Que n’a-t-il pas fallu déployer de trésors de patience et d’ingénuité pour en arriver là ! Mais voilà que la COVID a fait son apparition et, avec elle, toute une série de catastrophes économiques et culturelles plus dommageables les unes que les autres. Si les spectacles ont dû voir leur existence réduite à néant, les aides et subventions indispensables à la mise sur pied et au fonctionnement de tous ces spectacles, notamment celles de la DRAC, de la SACEM, de l’ADAMI, de la CNCM et de la Région ont été d’un seul coup supprimées ou refusées. Le « Cube » n’a plus souhaité accueillir dans ses locaux le festival, et Michel Titin-Schnaider s’est vu contraint de trouver d’urgence un nouveau lieu d’accueil qui n’anéantisse pas totalement ses finances personnelles déjà bien malmenées pour poursuivre son œuvre. Mais il ne faut pas trop se leurrer : sans subsides ni aide aucune, ce qui actuellement semble se profiler, le festival qui, aujourd’hui, ne survit que par la force et la volonté de quelques passionnés, est voué à une disparition inéluctable, ce qui est bien évidemment fort dommageable pour un art en pleine expansion, un art qui, par sa singularité, pourrait apporter beaucoup à l’art de Terpsichore en occident.
En marge du festival « En chair et en son », sans doute l’œuvre la plus importante de Michel Titin-Schnaider réalisée pour le butô, ce musicien a également créé une série de cycles qui associent butô et musique concrète proposée aux danseurs, « Les Palimpsestes ». Ces spectacles qui réunissent généralement des soli ou des duos, ont lieu deux ou trois fois par an dans de petits théâtres parisiens, accueillant certes un public réduit mais fervent. Au cours de la dernière soirée des Palimpsestes se sont produites deux figures du butô, toutes les deux ayant élu domicile en France, Juju Alishina et Tina Besnard.
Photos J.M. Gourreau
Juju Alishina
Née à Kobé au Japon, Juju Alishina fonde en 1990 à Tokyo la compagnie NUBA qui se produira dans de nombreux festivals internationaux. En 1998, elle décide de s’installer à Paris, y donne de nombreux cours, stages et masterclasses, ainsi que divers spectacles dont un au Palais des Congrès devant plusieurs personnalités politiques européennes parmi lesquelles Jacques Chirac. Son style est un mélange de danse traditionnelle et d’avant-garde au sein desquelles le butô prend un rôle prépondérant. Elle a consigné sa méthode dans un ouvrage, Le corps prêt à danser - Secrets de la danse japonaise, édité d’abord en 2010 en japonais puis, par la suite, en français** et en anglais. On ne lui dois pas moins d'une cinquantaine de chorégraphies. Pour cette nouvelle œuvre créée dans le cadre des Palimpsestes, elle a proposé à Michel Titin-Schnaider de lui composer une musique en trois parties, La cantate solitaire, trois tableaux sonores d’un calme olympien, le premier, assez sombre, à base de voix d’hommes, le second, de voix mixtes créant une atmosphère neutre, et le troisième, de voix de femmes, plus aérien, plus mystique, tableaux qu’elle a admirablement meublés de son style si particulier, un butô nourri de toute l’histoire humaine et artistique de son pays, se rapprochant de ce fait de l’art de Kazuo Ohno.
C’est peut-être le premier tableau qui s’avère le plus fascinant, de par la beauté immatérielle du personnage qu’elle incarnait, un être céleste en kimono, dissimulant son visage sous une voilette du plus bel effet, à l’instar des femmes de la noblesse japonaises de l’époque pour dissimuler leur beauté, voire occulter leur personnalité. Sa gestuelle, chargée d’une grande émotion, s’avère d’une délicatesse extrême. Par instants, une grâce étrange émane de ses gestes, de tout son corps, la rendant intemporelle. Difficile de dire par des mots ce qu’ils expriment car ils naissent de abrupto, étant conçus inconsciemment. C’est la raison pour laquelle la gestuelle d’un spectacle de butô, non codifiée, n’est jamais reproductible. Mais le geste qui nait, lourdement chargé de sens, peut toutefois être interprété de diverses manières par les spectateurs, et ressenti différemment par chacun. C’est d’ailleurs cela qui en fait son charme et son intérêt. Pour ma part, mon ressenti de ce spectacle allie beauté à sensualité et diversité, Juju Alishina en tant que danseuse d’une très grande présence étant parvenue à insérer un jeu théâtral aussi expressif que fascinant à un jeu chorégraphique apaisant, calme et pondéré. Sa danse ne conte ni ne dépeint ; elle évoque ou suggère : c’est pour cela qu’elle est fascinante. Comme son nom l’indique, La cantate solitaire exprime, d’une manière intemporelle, la solitude et la désocialisation de l’être isolé, ce que l’on observe de plus en plus souvent de nos jours.
J.M. Gourreau
La cantate solitaire / Juju Alishina, Théâtre Aleph, Ivry-sur-Seine, 30 septembre 2021.
A noter que le 6è festival « En chair et en son » aura lieu dans ce même théâtre du 19 au 23 octobre 2021. Il réunira, au cours des 17 créations présentées, 39 artistes de 17 pays.
*Butô(s), par Odette Aslan & Béatrice Picon-Valllin, CNRS éd., Paris, 2002.
**Le corps prêt à danser, par Juju Alishina, L’harmattan éd., Paris, 2013
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Alain Marty / Aliénor / L'amour courtois
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 30/09/2021
- Dans Critiques Spectacles
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Photos Patrick Fischer
Alain Marty :
L’amour courtois
Quelle artiste, mieux qu’Agnès Letestu s’avère aujourd’hui capable d’incarner avec une telle force et un tel brio le personnage d’Aliénor d’Aquitaine, concocté avec autant de justesse que d’éclat par le chorégraphe et metteur en scène Alain Marty ? Cette étoile, pur produit « Opéra de Paris » qui a pris sa retraite officielle en 2013, fut surtout appréciée pour sa prestance et sa prodigieuse technique ainsi que pour ses fabuleux talents de comédienne, voire de tragédienne, encore qu’elle n’eut, à mon avis, pas l’heur de les illustrer très souvent si ce n'est dans des rôles de caractère comme ceux de Phèdre, de Juliette dans le Roméo de Noureev, ou de Marguerite dans La Dame aux camélias de Neumeier, l’un de ses rôles fétiches. Disons-le d’emblée : ce rôle d’Aliénor, parfaitement adapté à son caractère et à ses talents, lui va mieux qu’un gant !
Mais qui donc était Aliénor d’Aquitaine ? Ce que l’on sait généralement d’elle, c’est que c’était une femme de caractère fort cultivée qui fut successivement reine de France à 15 ans et reine d’Angleterre à 30 ans, après avoir épousé Henri II Plantagenêt, héritier de la Normandie et de l’Anjou. Á ce titre, elle prit part à toutes les péripéties politiques de son époque. Ce fut la première femme de pouvoir de notre histoire. Deux de ses 11 enfants, Richard Cœur de Lion et Jean sans Terre, devinrent d’ailleurs eux-mêmes rois d’Angleterre. Ce que l’on sait moins, c’est qu’elle est la petite-fille du troubadour Guillaume IX d’Aquitaine qui célébrait l’amour courtois, et que son comportement très libertin fut à l’origine de l’émancipation des femmes au Moyen-âge, autonomie qu’elles perdront 200 ans plus tard à la Renaissance, lorsque les juristes rétabliront le droit romain et, avec lui, le statut d’infériorité féminine…
À la cour de France, Aliénor imposa les mœurs et coutumes de la cour de Poitiers. Elle fit venir des troubadours et trouvères, introduisit de nouvelles habitudes alimentaires comme la confiture, ou vestimentaires, valorisant les couleurs vives et chatoyantes. Elle entretint autour d’elle une cour de poètes et de musiciens et fit venir des chevaliers d’Aquitaine et du Poitou pour organiser jeux et tournois. Elle fit de Poitiers le cœur de la vie courtoise où se retrouvaient des artistes venus des quatre coins du royaume. Ce fut aussi la première femme à obtenir officiellement auprès du pape l’autorisation de divorcer… Ses mœurs étaient, il faut bien le dire, plutôt libertines : c’est elle en effet qui établit le Code de séduction qui réglementait les comportements amoureux, mettant l’accent sur la pratique du Lo Jazer (le coucher en langue d’oc), phase ultime de l’Amour courtois, dernière épreuve exigée par une Dame avant d’accueillir son amant dans sa couche…
C’eut été une gageure d’évoquer en une heure de spectacle la vie trépidante de cette femme d’exception. Aussi Alain Marty, ex-danseur de l’Opéra de Paris et chorégraphe, créateur du festival Danse en place de Montauban, qui « aime rapprocher le geste du mot » et qui s’interrogeait sur la présence anglaise en Aquitaine au 12è siècle, a-t-il conçu un petit bijou chorégraphico-théâtral ne faisant allusion qu’à quelques éléments de la vie tumultueuse d’Aliénor pour mettre en avant une facette trop peu mise en valeur du talent et de l’art d’Agnès Letestu, celle de comédienne. « Tout entre dans le jeu : désirs respectifs, sentiments, valeurs morales, ambition politique, affrontement des sexes, invention de nouvelles convenances et de nouvelles conceptions de la vie, art de les dire et de les vivre», nous dit Claude Sicre, « ingénieur en folklore de rue », spécialiste des musiques traditionnelles occitanes et scénariste de l’œuvre en l’occurrence. Et il faut reconnaître que l’étoile brille d’un éclat exceptionnel dans ce rôle sur mesure par sa sensualité et son expressivité tout d’abord, par la vitalité et la fougue qui la caractérisaient sur la scène du palais Garnier. Elle révèle une Aliénor volontaire et même autoritaire, sensuelle et douce tout à la fois. Outre les deux magnifiques solos chorégraphiques truffés de difficultés techniques signés Alain Marty dont elle se départit avec brio, elle se révèle une comédienne hors pair que l’on aurait plaisir à voir dans d’autres rôles du même acabit.
Aliénor d'Aquitaine Photo PUF Gisant d'Aliénor, Abbaye de Fontevrault Ph. A. Bishop
Si l’œuvre met en valeur les talents de son interprète principale qui est aussi la créatrice des costumes, il n’en faut pas pour autant oublier les deux rôles masculins, celui du roi d’Angleterre incarné par Vincent Chaillet, premier danseur de l’Opéra de Paris, et celui du troubadour interprété par le comédien Harold Crouzet, auteur d’une grande partie des textes, tous deux parfaitement à l’aise dans leurs personnages respectifs et parfaits serviteurs de l’héroïne. Bien que danseur, Vincent Chaillet s’est révélé lui aussi un comédien d’une force incroyable, d’une grande intelligence et, surtout, d’une grande élégance. Quant au troubadour, il a fait preuve d’une grande aisance dans son rôle, bien qu’il abordât pour la première fois le domaine de la danse. Une mention toute particulière également au violiste et chanteur Albertin Ventadour, compositeur d’une grande partie des musiques qui auréolaient ce passionnant ballet.
J.M. Gourreau
Aliénor, variations sur l’amour courtois, / Alain Marty, Théâtre du gymnase Marie Bell, Paris, 26 septembre 2021. Spectacle créé le 2 septembre 2021 au Théâtre Olympe de Gouges à Montauban. Prochaines représentations : 3, 4, 11, 18 et 25 octobre à 20h30.
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Christian et François Ben Aïm / Facéties / Facétieux en diable
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 28/09/2021
- Dans Critiques Spectacles
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Christian et François Ben Aïm :
Photos J.M. Gourreau
Facétieux en diable…
Quelle bande de joyeux drilles ! On ne les avait encore jamais vus aussi délurés. Après plus de 20 années de bons et loyaux services, nos deux frangins auraient-ils décidé de s’émanciper de leur austérité ? Galipettes, culbutes, clowneries parsemées de gags plus désopilants les uns que les autres, tout y passe. En même temps que les paillettes, les six interprètes de FACETIES (le titre est, certes, parfaitement justifié) sèment la joie et la bonne humeur sur leurs parcours. Et quelle débauche d’énergie ! Ça décoiffe et ça fait chaud au cœur… Ont-ils un autre but que celui de nous distraire ? En fait, Facéties est une œuvre d’une grande virtuosité mais aussi pleine de poésie et d’humour qui dévoile une écriture chorégraphique sur le dessaisissement : dissociation, mouvement autonome, travail rythmique et musicalité comiques, élaborée petit à petit à partir de singularités pour, finalement, constituer une petite communauté de l’absurde. La pièce offre une arche dramaturgique durant laquelle les protagonistes s’émancipent sans renier leur cocasserie et leurs mouvements inattendus. Elle égrène un florilège de fragments insolites autant que burlesques qui, insérés au cœur de pièces plus « sérieuses », ne pouvaient qu’incomplètement révéler l’humour dont ils étaient empreints.
Il ne semble cependant pas qu’ils aient été arrangés dans un ordre logique prédéfini, à la va comme je te pousse, comme dirait Marivaux, le hasard faisant bien les choses… En fait, l’écriture chorégraphique se fluidifie au fil du déroulement de la pièce, au profit d’un affranchissement des normes et d’un plaisir de communion par le mouvement qui se double de l’ouverture progressive de l’espace comme des couches de protection que l’on retirerait les unes après les autres, passant du noir au blanc pour vivre au grand jour. Et c’est tant mieux car, côté spectateurs, on se laisse aller au bonheur qui nous envahit au fur et à mesure que le distillent de fabuleux danseurs. Ne pensez pas, toutefois, que ce ne soit qu’un remède à la morosité qui nous étouffe aujourd’hui et qu’il n’y ait aucune recherche esthétique ni, même, philosophique ou sociale dans ce petit jeu qui n’est pas sans évoquer le carcan sociétal, les codes et les habitus. Bien au contraire, dans cet univers ludique et fantasque qui n’est pas sans références à Buster Keaton, Charlot ou Laurel et Hardy, voire même la danse macabre, toute gestuelle, tout déplacement est logique, structuré et parfaitement maîtrisé, de façon à ce que l’impression ultime donnée par le spectacle soit celle d’un bonheur permanent, et que la vie vaille vraiment la peine d’être vécue !
J.M. Gourreau
Facéties / Christian et François Ben Aïm, Théâtre de Châtillon, 25 septembre 2021, dans le cadre du festival CorrespondanSe et de « Bien fait », en partenariat avec Micadanses / Festival « Faits d’hiver ». Spectacle créé en janvier 2021 sans public sur la scène Nationale de Mâcon, en plein confinement.
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Ann Van den Broek / Memory loss / Métaphysique de la démence
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 27/09/2021
- Dans Critiques Spectacles
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Ann Van den Broek :
Métaphysique de la démence
Ce n’est pas un voyage des plus joyeux auquel nous convie la chorégraphe néderlo-flamande Ann Van den Broek. Mais il faut parfois oser regarder les choses en face, même si elles ne sont pas toujours agréables à contempler car elles font partie de la vie. Memory loss, dernier volet du tryptique The memory loss collection* consacré aux maladies qui affectent la mémoire, embarque le spectateur dans un établissement dévolu aux patients atteints de la maladie d’Alzeimer. Si Ann Van den Broek a toujours été fascinée par la nature humaine et ses comportements, le chaos intérieur, l’inassouvissement des êtres dans leur vie quotidienne et leurs pulsions, cette fois, c’est l’image de sa mère atteinte de la maladie d’Alzeimer qu’elle a accompagné dans sa phase terminale et qu’elle a cherché à évoquer dans un spectacle multimédia, peut-être plus théâtral que chorégraphique : elle y met en scène les errances de 16 personnages livrés à eux-mêmes au sein d’un dispositif d’enfermement, auquel ils peuvent parfois s’échapper mais qui finit toujours par les rattraper.
Photos M. Staelens
Comme à son habitude, le dispositif théâtral ainsi que les installations sonores et lumineuses restituent parfaitement l’ambiance d’un univers qu’elle a tout particulièrement étudié et qu’elle décrit mathématiquement par le geste, l’image, le verbe et le son d’une manière saisissante, en créant une atmosphère poignante qui met le spectateur en condition : celui de l’égarement d’êtres livrés à eux-mêmes, de la perte de leurs repères, les amenant au repli : ils se frôlent, se croisent sans se reconnaître, errent sans but dans un univers en noir et blanc, glacial et impersonnel. Réalité et illusion se croisent et se confondent. Mais les éléments mis en scène sont parfaitement conformes à la réalité, fruits d’une observation minutieuse des malades et des résultats des recherches scientifiques les plus récentes, portées à connaissance et exposées sur un écran par les interprètes eux-mêmes, profondément ancrés dans leurs personnages. Leur langage gestuel est certes minimaliste mais lourd de sens. Le résultat est fascinant, leurs émotions rejaillissant sur les spectateurs subjugués.
J.M. Gourreau
Memory loss / Ann Van den Broek, Théâtre de la Cité internationale, Paris, du 22 au 24 septembre 2021, dans le cadre de « New Settings », un programme de la Fondation d’entreprise Hermès.
*Les deux premiers volets de ce tryptique, The Black piece et Accusations ont été respectivement présentés dans ce même théâtre en mars 2017 et en avril 2019.
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Yumi Fujitani / Vinyl / Tu es poussière et tu retourneras poussière
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 07/07/2021
- Dans Critiques Spectacles
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Yumi Fujitani
Tu es poussière et tu retourneras poussière (1)
Ces sages paroles extrait du Livre de la genèse et qui ont aussi adoptées par Maurice Béjart, ont été et sont encore la ligne de conduite des danseurs de butô. L’univers dans lequel ils voyagent et qu’ils nous font partager reflète toujours le cycle de la vie à la mort en passant par la renaissance, cycle qu’ils abordent et exploitent de façon récurrente sous toutes ses formes. C’est aussi ce thème éternel, qui a le pouvoir de fasciner les spectateurs occidentaux dont la culture et le mode de vie sont différents, que Yumi Fujitani a choisi de mettre en scène pour sa dernière création, Vinyl : très curieusement, cette pièce a germé dans l’esprit de la chorégraphe et du musicien dont elle s’assura la collaboration, Anthony Carcone, lorsqu’ils tombèrent par hasard sur de vieux disques vinyl enfouis sous la poussière d’une cave, à l’abandon depuis de nombreuses années. Ces disques qui avaient subi l’épreuve du temps et qu’ils étalèrent sur la terrasse d’un toit de la capitale comme pour les sortir de l’oubli, leur suggérèrent la création d’un captivant duo musique-danse en trois stances, la première évoquant la naissance et l’éveil à la vie, la seconde la métamorphose vers l’âge adulte, et la troisième, la vie d’une femme mûre, avec ses turpitudes. Une danse très imagée, dans laquelle on retrouve l’univers fantomatique de la chorégraphe dans ses pièces précédentes, eLLe[s] et Aka-Oni (voir dans ces mêmes colonnes au 30.01.20 & au 03.06.16), une œuvre dans laquelle elle quitte l’univers angoissant de Carlotta Ikeda et de Tatsumi Hijikata pour se rapprocher de celui, plus serein, de Kazuo Ohno.
Photos J.M. Gourreau
Généralement les danseurs de butô n’ont pas tendance à sortir de la voie qu’ils ont adoptée à leurs débuts, pas plus d’ailleurs qu’ils ne changent de style. Durant toute leur existence de danseur ou de chorégraphe, ils ont au contraire tendance à l’approfondir, à la creuser, à en explorer les moindres recoins pour s’y engouffrer et les exploiter à l’infini. Yumi Fujitani quant à elle a adopté un parcours un peu différent. Elle rencontre Carlotta Ikeda et Kô Murobushi en 1982 à Fukui au Japon et apparaît pour la première fois en France dans la compagnie Ariadone en 1985: son style d’alors était violent, reflétant un univers noir, angoissant. Elle poursuivra cette voie pendant dix ans aux côtés de Carlotta, temps au bout duquel elle la quittera pour faire éclater son ressenti de la vie et explorer d’autres univers. C’est alors qu’elle entamera un travail solitaire à l’écoute de son corps mais surtout de son âme, cherchant à extérioriser ce qui l’animait, à mettre en avant ce qui, aujourd’hui, est sa raison de vivre.
Vinyl est une œuvre paisible, qui débute par une page d’une très grande douceur, laquelle évoque la procréation et la nativité, l’éveil à la vie, la beauté et la pureté qui s’offrent à l’enfant lorsqu’il ouvre les yeux pour la première fois. Un instant profond aussi émouvant qu’attachant, d’une très grande beauté. Lui succède un passage fantomatique suggérant la métamorphose, en ombres chinoises, derrière un paravent. Des formes étranges pleines de mystère qui apparaissent pour disparaître aussitôt. Dans la dernière partie, on retrouve Yumi de rouge vêtue, une adulte dans la vie de tous les jours, dansant avec son ombre, libérée de toute contrainte, prenant son envol vers d’autres mondes. Un univers aussi énigmatique qu’angoissant.
J.M. Gourreau
Vinyl / Yumi Fujitani, Espace Culturel Bertin Poirée, 21 & 22 juin 2021.
(1) Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris, verset 3, chapitre 10.
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Héla Fattoumi et Eric Lamoureux / Ex-pose(s) / Sculptures en mouvement
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 01/07/2021
- Dans Critiques Spectacles
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Héla Fattoumi et Eric Lamoureux :
Sculptures en mouvement
Ex-pose(s), partie féminine
Photos J.M. Gourreau
C’est dans le cadre du Printemps de la danse arabe que Héla Fattoumi et Eric Lamoureux ont présenté leur dernière création, Ex-pose(s), une pièce à nouveau construite sur des œuvres d’art. Que l’on se souvienne d’Oscyl inspirée de L’entité ailée de Hans Arp ou de Masculines, influencée par le tableau Le bain turc de Jean-Dominique Ingres (voir dans ces mêmes colonnes au 22 février 2018 et au 13 janvier 2016) : Ex-pose(s) est de la même veine mais, cette fois, issue du regard de ces deux chorégraphes sur deux sculpteurs contemporains, l’un occidental, Henri Laurens, le second africain, Ousmane Sow, peut-être un peu moins connu dans notre pays. Leur but est davantage d’interroger l’immobilité et de donner un souffle à ces sculptures que de percer le mystère qui les entoure, que de retrouver l’âme du sculpteur et l’émotion dont il était étreint lors de leur conception. Si le sculpteur stoppe le temps, le chorégraphe, lui, le fait défiler tout en étirant la sculpture, la remettant en mouvement en lui conférant une nouvelle existence après avoir capté ce qu’elle renfermait dans son éternité.
La Petite musicienne Couple de lutteurs corps à corps La petite espagnole
Ex-pose(s) est un ensemble de deux duos l’un féminin, l’autre masculin qui, en fait, n’ont aucun point en commun. La première partie de l’œuvre s’inspire de deux sculptures de Henri Laurens, La petite musicienne (1937) et La petite espagnole (1954), toutes deux conservées par la donation Jardot à Belfort. Comme son nom l’indique, La petite musicienne, une des œuvres peut-être les plus connues de Laurens, est un hommage du sculpteur parisien à la musique dans laquelle l’instrument, une harpe, se fond dans la chevelure d’une femme. Harpe que les deux chorégraphes vont objectiver d’une façon très originale par les cheveux de leurs interprètes tressés en natte. Bien que réalisée l’année même de sa mort 17 ans plus tard, La petite espagnole est du même esprit, raison pour laquelle Héla Fattoumi et Eric Lamoureux n’ont pas hésité à les apparenter l’une à l’autre et à les mettre en scène ensemble, à les rendre complices, alors que rien ne semblait pouvoir les rapprocher. La gestuelle de ce duo – oserai-je le qualifier de cubiste – est bien évidemment fortement inspirée des deux sculptures, rendant les personnages complices, effets de mise en scène d’autant plus aisés que les bronzes de Laurens sont dépourvus de visage. Ce qui, d’ailleurs, a permis aux chorégraphes de laisser vagabonder leur imagination, de s’immiscer au sein de la structure de bronze de ces personnages, jusqu’à leur conférer des attitudes et expressions surprenantes, voire grotesques, auxquelles on était loin de s’attendre. Il n’en demeure pas moins que la chorégraphie de ce duo, d’une richesse et d’une originalité extrêmes, épouse parfaitement l’atmosphère cubiste de ces deux statues.
Ex-pose(s), partie masculine - Ph. J. M. Gourreau
Le second duo de la soirée était un duo masculin inspiré par une œuvre du sculpteur Ousmane Sow datant de 1988, Couple de lutteurs corps à corps. Un bronze là encore d’une très grande puissance, exposé de façon pérenne Place de Valois à Paris depuis le 20 mars 2019. Ce Sénégalais originaire de Dakar a été découvert par les Parisiens en 1999 lors d’une rétrospective de son œuvre sur le Pont des arts. Ses colosses aux tons brun-ocre, Massaïs du Kenya ou lutteurs Nouba du sud du Soudan, attirent alors plus de 3 millions de personnes. Ses athlètes qui se battent pour sauver l’Afrique sont une des compositions les plus fortes que l’artiste ait jamais réalisées. On comprend aisément que Héla Fattoumi et Eric Lamoureux aient été fascinés par la force émanant de cette sculpture et qu’ils aient cherché à la traduire en mouvement. La chorégraphie qu’ils ont concocté à partir de ces colosses est une pièce d’une violence certes incommensurable, un corps à corps empreint d’une grande sensualité mais truffé de difficultés dont les danseurs se sont départis avec une aisance incroyable tout en laissant à son public une impression de grande beauté. Un audacieux travail brisant les tabous, qui nourrit pleinement l’imaginaire du spectateur.
J.M. Gourreau
Ex-pose(s) / Héla Fattoumi - Eric Lamoureux, Institut du monde arabe, 26 juin 2021, dans le cadre des Arabofolies 2021.
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Angelin Preljocaj / Le Lac des cygnes / Une vision noire mais réaliste de notre monde
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 14/06/2021
- Dans Critiques Spectacles
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Angelin Preljocaj :
Une vision noire mais réaliste de notre monde
On l’attendait à Paris avec impatience : initialement prévu à Chaillot du 12 au 31 décembre dernier, Le Lac des Cygnes, version Preljocaj n’a finalement pu être présenté dans note capitale que six mois plus tard, du fait du confinement engendré par la COVID… Notre patience aura toutefois été largement récompensée, cette relecture contemporaine du célèbre ballet de Marius Petipa et Lev Ivanov faisant honneur à son auteur. Si Angelin Preljocaj a su en effet conserver sa structure en quatre actes, une grande partie de la musique de Tchaïkovski et le romantisme des actes 2 et 4 de ce ballet tout en le transposant à notre époque et dans notre univers, il ne reste en revanche presque plus rien de son caractère féérique. Les personnages principaux sont bien toujours là, mais voués à d’autres destinées. Plus de château, de chasse, ni de sortilège, mais bien des cygnes, un roi et une reine transformés en magnats de la finance, ainsi que les trois personnages-clé du conte, Odette-Odile, Siegfried et Rothbart. Pas de pointes ni de tutus non plus mais bien un lac profond et mystérieux, romantique à souhait, au bord duquel se dresseront cependant d’immenses et inquiétants gratte-ciel. En fait, dans sa volonté de revisiter et d’actualiser cette œuvre, le chorégraphe, mêlant avec beaucoup de bonheur classique et contemporain, a souhaité mettre l’accent sur certains travers et turpitudes de notre société, totalement corrompue par le pouvoir de l’argent. Un univers noir, sans âme, sous l’emprise du monde de la finance, générateur d’inégalités, de conflits masqués et, surtout, de l’anéantissement à petit feu des quelques forêts et lopins de nature intacte qui subsistent encore et que l’on devrait à tout prix protéger. Toutefois, pour le spectateur de Chaillot, la lecture et la compréhension de l’œuvre étaient rendues difficiles du fait de la non-diffusion de programme à l’entrée de la salle pour raisons prophylactiques et sanitaires, d’ailleurs très contestables.
Photos J.C. Carbonne
Nous voilà donc transportés au 21ème siècle sur les berges d’un lac encerclé de tours et de gratte-ciel surréalistes qui ne sont pas sans évoquer ceux de Wall Street à Manhattan ou de la Willis Tower à Chicago, dans un univers sombre et inquiétant au sein duquel rôdent de mystérieux oiseaux noirs, univers que n’aurait certainement pas renié un certain Hitchcock. Le début de l’œuvre est marqué par la survenue de trois malfrats en blouson de cuir qui s’en prennent, sans mobile apparent, à une jeune fille de blanc vêtue qui passait tranquillement son chemin. Survient alors un jeune homme de fière allure, qui se mettra en travers et parviendra à la sauver, non sans avoir failli y laisser sa peau. La suite nous laissera deviner que cette frêle jeune fille, Odette en fait, s’avérait être une militante écologiste qui ne se trouvait pas là inopinément mais qui cherchait à contrecarrer les projets de forages et la construction d’une gigantesque usine sur les rives du lac pour exploiter le gisement de pétrole sous-jacent. Son attitude séduira et convaincra son sauveur, Siegfried, en l’occurrence, le fils du magnat de la finance locale qui avait conclu un accord avec Rothbart, le chef des trois roturiers, pour financer l’exploitation de l’énergie fossile sous-jacente. Quant au personnage principal, Janus à deux faces, il incitera en tant qu’Odette son sauveur à combattre les idées de son père, magnat sans scrupules de la finance, alors qu’en tant qu’Odile, il fera l’impossible pour satisfaire les ambitions de Rothbart et favoriser l’anéantissement de la forêt qui empêchait la pose des derricks, au grand désespoir de son amant, anéanti par l’idée de la pollution que ce projet pourrait engendrer.
Ce livret ne serait pas aussi lisible s’il n’avait pas été supporté par l’époustouflante vidéo de Boris Labbé, d’un réalisme saisissant : les images de ce cinéaste évoquent en effet d’une manière hyperréaliste autant les immenses buildings de bureaux austères et impersonnels ainsi que l’atmosphère fébrile qui y règne (fluctuations des cours de la bourse) que les paysages idylliques forestiers et les fonds lacustres évoquant certains tableaux oniriques du peintre expressionniste français Edouard Goerg, paysages qui risquaient de disparaître à tout jamais. Quant à la chorégraphie qui sous-tend cette œuvre, oserais-je dire que c’est peut-être la plus sophistiquée et la plus créative de toutes celles qu’ait élaboré Preljocaj à ce jour ? Il faut dire que les premières répétitions de ce ballet se sont déroulées en juin dernier à la fin du premier confinement et que ses interprètes étaient tous très avides de se remettre à danser. Leur ardeur était telle qu’il concocta pour chacun - et pas seulement aux solistes auxquels sont généralement dévolus les prouesses et morceaux de bravoure - des variations endiablées et plus sophistiquées les unes que les autres, toujours signifiantes et en rapport étroit avec ce qu’il souhaitait exprimer. L’on y retrouve bien évidemment toutes les facettes de son style et de son esthétique chorégraphiques, d’une grâce, d’une charge émotionnelle et d’une sensualité considérables, avec lesquelles les 26 interprètes de ce Lac ont eu d’ailleurs plaisir à renouer. Les clins d’œil à la chorégraphie originelle sont nombreux, notamment la fête à la cour, les danses hongroise et espagnole, ainsi que le fameux pas de quatre électrisant des petits cygnes, pimenté de fantaisie et d’humour, lequel n’était pas fait pour déplaire au spectateur averti. Si la trame poétique de cette nouvelle version s’accommodait parfaitement de la musique de Tchaïkovski, les passages évocateurs du monde matérialiste actuel s’avéraient parfaitement servis par la musique additionnelle Electro du collectif « 79D », musiciens auxquels le chorégraphe avait d’ailleurs déjà fait appel, en particulier pour Blanche-Neige, Still Life et Gravité. Il serait trop long d’évoquer ici la foultitude d’idées dont le ballet est truffé, les turpitudes de cette lutte entre le bien et le mal, magnifiquement servies par des danseurs au mieux de leur forme et dont la virtuosité s’avère étroitement intriquée à la recherche de l’émotion. Le conte, on s’en doute, ne pourra se terminer que tragiquement, le disque lunaire qui auréolait d’une lueur blafarde l’atmosphère s’assombrissant progressivement pour finir par sombrer dans les eaux noires du lac, engloutissant avec lui tous les cygnes et les protagonistes de l’histoire et laissant entrevoir une imminente catastrophe écologique.
J.M. Gourreau
Le Lac des cygnes / Angelin Preljocaj, Théâtre de la danse Chaillot, du 10 au 26 juin 2021. Ballet créé le 8 octobre 2020 à la Nouvelle Comédie de Clermont-Ferrand.
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Stéphanie Lake / Colossus / Effets de masse
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 04/06/2021
- Dans Critiques Spectacles
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Stéphanie lake :
Effets de masse
C’est à un véritable défi que la chorégraphe australienne Stéphanie Lake a dû s’attaquer pour présenter au Théâtre National de la Danse Chaillot Colossus, pièce créée à Melbourne en novembre 2018 et proposée pour la première fois en France. En effet, la situation sanitaire due à la pandémie de COVID19 l’empêcha de quitter l’Australie avec ses danseurs. La chorégraphe a donc dû faire preuve d’une bonne dose d’imagination et d’inventivité pour monter ce ballet, ce grâce aux techniques audio-visuelles les plus récentes par le truchement de tutoriels vidéo en ligne : accompagnés de notes détaillées, ceux-ci ont été la source du travail des quelques cinquante élèves du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris (CNSMDP) choisis pour la mise en œuvre de cette création française. C’est un logiciel vidéo spécifique qui permit par conséquent tant aux artistes d’apprendre et d’assimiler aisément la chorégraphie à distance, qu’à la chorégraphe d’assurer la liaison parisienne avec son équipe de Melbourne : les danseurs travaillaient sous son égide à quelque 17000 km de là dans une salle de répétition du Conservatoire de danse de Paris… De la même manière, divers éléments techniques, son et lumière en particulier, ont également pu être transférés et reconstitués sur place grâce au tutoriel spécifique "Zoom" adopté pour la circonstance. Une indubitable prouesse transcontinentale, inutile de le souligner !
Photos M. Gambino & B. Jackson
Cela dit, l’intérêt de Colossus, tient essentiellement au fait que l’œuvre s’appuie sur une cinquantaine de danseurs harmonieusement synchronisés. C’est effectivement avant tout le déplacement et les mouvements géométriques de cette masse ondulante "colossale" de danseurs évoluant à l’unisson et ce courant qui se transmet comme par magie d’un corps à l’autre qui fascinent, car la pièce ne repose en fait sur aucune histoire ni aucun argument. En revanche, cette succession d’effets visuels créés par les mouvements de masse des interprètes plonge le spectateur dans un univers onirique en perpétuelle mutation : toute une pléiade d’images animées du plus bel effet défilent alors devant les yeux du spectateur subjugué, laissant libre cours à son imagination, qu’il s’agisse du flux et du reflux des vagues déferlant sur une plage, d’un banc de poissons se disloquant à l’approche d’un prédateur pour se reconstituer une fois l’ennemi disparu, d’un torrent de lave en fusion qui s’écoule du rebord d’un volcan, du roulis et du tangage d’un navire secoué par une tempête, d’une roselière ployant sous l’effet de la brise avant de revenir à sa place originelle lorsque le souffle s’arrête… voire même de deux corps d’armée face à face, tout prêts à s’engager dans une lutte meurtrière au commandement de leur capitaine… Toutefois, comme l’explique la chorégraphe, bien que Colossus repose sur l’unité, la fluidité et le tempérament du groupe dans son ensemble, elle fait également appel aux spécificités de chacun des danseurs, qualités qu’elle a pu décrypter lors des séances de travail, toutes réalisées en distanciel…
J.M. Gourreau
Colossus / Stéphanie Lake, avec le concours des élèves du CNSMDP, Théâtre National de la Danse Chaillot, 2 au 5 juin 2021.
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Capucine Goust & Rafael Pardillo / Intimiteiten / Une sensibilité à fleur de peau
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 04/06/2021
- Dans Critiques Spectacles
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Kenne Gregoire - Intimiteiten, 1951
Capucine Goust & Rafael Pardillo:
Une sensibilité à fleur de peau
Il est bien rare que deux artistes parviennent à faire passer des sentiments aussi profonds, aussi intimes avec une telle force et une telle sincérité. Et, surtout, à les faire rejaillir sur leur public avec une intensité inouïe. Les mots sont impuissants pour l’exprimer mais c’est une émotion indicible qui se dégage de ce couple, qui vous serre à la gorge, qui vous étreint aux tréfonds de l’âme, qui reste gravée durablement dans tout votre être à l’issue du spectacle. Le point de départ de ce duo fut la découverte par Capucine Goust du tableau Intimiteiten (1951) de l’artiste hollandais contemporain Kenne Grégoire, œuvre réaliste qui dépeint deux êtres enlacés affalés sur une table délabrée, assaillis par les turpitudes de l’existence. Peinture qu’elle rapprocha de 1984, ce célèbre roman du britannique George Orwell publié en 1949, lequel imaginait ce que pourrait être la vie 35 ans après une guerre nucléaire entre l’Est et l’Ouest. Or, un passage de cet ouvrage évoquait un couple qui se retrouvait hors du temps, évadé de cette vision obsessionnelle permanente d’un état totalitaire reposant sur le mensonge et la violence, lesquels supplantaient toute autre forme d’existence. C’est en fait cet éden, cette lueur d’espoir et de vie, cette intimité retrouvée, ce rapport poétique au monde et ce sentiment d'harmonie avec la nature qu’elle-même et son compagnon, Rafael Pardillo, ont tenté de nous faire revivre par l’étreinte sous toutes ses formes, en "réponse à la confusion du monde actuel et au sentiment d’insécurité qui y règne" : enlacements charnels d’une infinie tendresse alternant avec les enroulements des lianes dans la forêt tropicale ou les cramponnements du lierre à l’écorce des arbres…
Intimiteiten / C. Goust & R. Pardillo - Ph. J.M. Gourreau
On les trouve donc seuls sur un plateau neutre, délibérément dépouillé de tout artifice, si ce n’est une volumineuse pierre, juste là pour évoquer les forces de la nature qui les entourent et avec laquelle ils vont traverser les différentes symboliques qui les unissent. Des émotions et sensations qui les baignent ou les déchirent - bonheur, tendresse, joie de vivre, partage, écoute de l’autre mais aussi doute, crainte, peur, douleur - sont tour à tour exprimées avec une sobriété, une fraîcheur et un naturel qui subjuguent le spectateur, petit à petit envahi par un intense moment de bonheur qui va finir par le submerger totalement, le plonger dans une plénitude de bien-être et de béatitude. Le vocabulaire et la gestuelle utilisés sont simples, d’une sobriété exemplaire mais lourdement chargés de sens. Un émouvant duo aussi poignant que puissant.
J.M. Gourreau
Intimiteiten / Capucine Goust et Rafael Pardillo, avant-première à Micadanses, le 27 mai 2021
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Jann Gallois / Samsara / Vers la libération du corps et de l'esprit
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 27/05/2021
- Dans Critiques Spectacles
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Jann Gallois :
Vers la libération du corps et de l’esprit
On se souvient peut-être de Compact, un très (trop) bref duo avec Rafael Smadja que l’on avait entre autres pu voir à L’Etoile du Nord en 2016* : dans cette œuvre, la chorégraphe se questionnait déjà sur les principes fondamentaux de la vie en communion (avec les autres) et sur le contact spirituel entre deux âmes. C’est à nouveau ce même thème mâtiné de philosophie bouddhiste que l’on retrouve dans Samsara, créé à Chaillot - Théâtre National de la Danse en novembre 2019. Selon Bouddha, le Samsara est le cycle des réincarnations conditionné par le karma**. Dans ce cycle sont embarqués tous les êtres, attachés aux biens matériels et aux nourritures terrestres, qui se complaisent dans leurs habitudes, qui ne parviennent pas à se libérer de leurs désirs égocentriques… et qui, par conséquent, ne sont pas parvenus à atteindre le nirvâna, cet état d’éveil libératoire caractérisé par l’acquisition du savoir, l’indépendance et la disparition de la souffrance. Selon Bouddha en effet, tous les êtres vivants font l’expérience, sans liberté de choix, vie après vie, du cycle récurrent de la naissance, du vieillissement, de la maladie et de la mort.
A l’origine donc, les contraintes du corps qui nous lient les uns aux autres, qui nous enchaînent, et dont il va falloir à tout prix se libérer pour accéder à une vie meilleure. Sur scène, sept hommes et femmes aux corps intriqués, enchevêtrés, enchaînés les uns aux autres, à leur destinée, dans un cycle infernal récurrent sans commencement ni fin, dans un monde de lutte et de souffrance. Sont-ils satisfaits de leur sort ? La machine semble tellement bien huilée que nul ne saurait le dire. Cycle qui va toutefois s’ébrécher puis se briser pour finir par se reconstituer et se poursuivre dans un nouveau cycle vital plus infernal que le précédent. Au cours de leurs tentatives et transformations, seul le karma de ces êtres survivra. Leur gestuelle est simple, sobre, naturelle, signifiante, sans ambages, illustrant bien le propos de la chorégraphe, elle-même imprégnée, voire convertie au bouddhisme. Son langage est original, contemporain mâtiné de hip-hop, auréolé d’une musique électro irréelle de Charles Amblard, composée au fur et à mesure de la création de l’œuvre. La scénographie est, elle aussi, simple mais insolite, les danseurs évoluant enchaînés, liés les uns aux autres comme des pantins durant la quasi-totalité du spectacle. Ils finiront par s’envoler, toujours enlacés, dans les cintres vers le nirvana, après avoir quitté ce monde d’illusion (maya), de souffrance et d’ignorance (avidya), par le truchement d’une étrange soucoupe-aéronef du plus bel effet. Les corps autant que les âmes ayant fini par lâcher prise, la pièce se terminera dans la délivrance, la sérénité et l’harmonie.
Photos J.M. Gourreau
Curieusement, c’est après avoir fait dix ans de musique au conservatoire de Paris - elle joue en effet du violon, du piano, du cor et du basson - que Jann Gallois découvre la danse au travers du hip-hop : c’est le coup de foudre immédiat: la liberté de ces artistes, leur exubérance, leur joie de s’exprimer par la danse la conquiert. Elle s’y lance à corps perdu, en autodidacte, au grand dam de ses parents tous deux musiciens. Sa destinée désormais toute tracée lui sied comme un gant. La danse, expression pure de l’âme, lui permet d’exprimer ce qui lui tenait à cœur. « La crise que nous vivons n’est pas simplement économique et financière, mais aussi philosophique et spirituelle, dit-elle. Elle renvoie à des interrogations universelles : qu’est-ce qui rend l’être humain heureux ? Qu’est-ce qui peut être considéré comme un véritable progrès ? Quelles sont les conditions d’une vie sociale harmonieuse ? Ce sont toutes ces questions qui me traversent et qui génèrent en moi l’envie d’exprimer et de partager cette réflexion à travers des corps en mouvement, car le corps, lui ne ment jamais ». Elle crée sa compagnie « BurnOut » en 2012. Samsara est sa 7è chorégraphie parmi lesquelles P=mg, un solo qui sera récompensé par 9 prix internationaux...
J.M. Gourreau
Samsara / Jann Gallois, Théâtre de Châtillon, 25 mai 2021.
* cf. au 23 novembre 2016, Un corps à corps fascinant, dans ces mêmes colonnes.
** Principe de l'hindouisme qui veut que la vie des hommes dépende de leurs actes et vies passés.
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Erika Zuenelli / Para Bellum / Réflexions intimes sur le devenir de l'être /
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 07/02/2021
- Dans Critiques Spectacles
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Photos
Olivier Renouf
Erika Zueneli :
Réflexions intimes sur le devenir de l’être
Comme nombre d’artistes à l’heure actuelle, la situation engendrée par la Covid-19 a contraint Erika Zuenelli à poursuivre sa réflexion sur les questions existentielles. Nous vivons, depuis quelques mois en effet une période difficile, pour beaucoup pleine d’incertitudes, génératrices de solitude et de tensions, voire même de désespoir. L’instant est propre à la réflexion et met le corps en état de tension. Qu’allons-nous bien devenir ? A quoi faut-il s’attendre ? Va-t-il falloir se préparer à un nouveau combat ? Et comment notre être intime va-t-il réagir ?
Plus que toute autre forme de danse, le solo permet au chorégraphe-interprète, fut-ce par une gestuelle minimaliste, d’exprimer, avec une force considérable l’état intérieur profond qui le tenaille. Le moindre de ses sentiments est capté, assimilé par les spectateurs conditionnés, lesquels le lui renvoient, décuplé, par le truchement d’une énergie irradiante, à l’image du va-et-vient d’une balle de ping-pong. C’est ainsi qu’il s’établit un courant, une osmose entre l’artiste et son public.
Photos J.M. Gourreau
C’est un être profondément plongé dans ses pensées, comme désemparé, qui s’offre à nous lorsque le rideau se lève. Un être tendu, perplexe, bouillonnant d’une énergie intérieure contenue, qui ne peut s’extérioriser. Un être qui semble souffrir, qui se questionne et qui émerge peu à peu de sa torpeur. L’univers qui s’offre à lui n’est que cendres. Un état de peur l’étreint : bien que perdu, il est sur le qui-vive, face à une réalité nouvelle. Petit à petit, sa raison lui revient : il lui faut réagir, sortir, se détacher de ce fatalisme qui envahit son esprit. Sa gestuelle, étroite et dépouillée, désordonnée, entrecoupée de longs silences, est lourdement chargée de sens. Ses attitudes, ses mouvements, bien que répétitifs, se réorganisent peu à peu. Son existence s’affirme. Il est totalement à l’écoute de son corps. De la perdition, il passe à l’alerte puis à l’hésitation et à la prise de risque, s’électrise, se prépare au combat. Mais aura-t-il vraiment lieu ?
Au travers de ce solo, Erika Zueneli semble se remettre en question, se reconstruire après un passage d’évènements douloureux. Les différents états qu’elle a traversés sont exprimés certes avec un fatalisme non feint mais aussi avec une grande pudeur et suffisamment de force pour que nous puissions les comprendre et, à notre tour, y faire face pour engager la lutte. Se « préparer à la guerre » afin de ne pas se laisser dépasser. Une réflexion intime sur la vie mais aussi, d’une manière plus générale, sur le devenir de l’existence, qu’elle parvient superbement à nous faire partager.
J.M. Gourreau
Para Bellum / Erika Zueneli, avant-spectacle donné à huis-clos au Regard du Cygne à Paris le 5 février 2021, dans le cadre du Festival "Faits d'hiver".
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Biño Sauitzvy / Under the ground / Ouverture sur un autre monde
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 05/02/2021
- Dans Critiques Spectacles
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Biño Sauitzvy :
Ouverture sur un autre monde
Il est des spectacles dont on ressort saisi, touché au plus profond de soi-même, sans que l’on puisse en expliquer la raison. Under the ground du chorégraphe brésilien Biño Sauitzvy* est de ceux là. La lecture du programme peut certes apporter quelques éléments de réflexion, notamment pour suivre le déroulé de la pièce mais il faut souvent aller chercher ailleurs, et tout particulièrement dans le parcours de son auteur pour en comprendre la véritable raison. Under the ground est, en apparence du moins, un simple duo, celui d’un homme et d’une femme au pied d’un arbre majestueux, un chêne peut-être, voire un pommier… La chorégraphie extrêmement sophistiquée interprétée par les protagonistes de l’œuvre fascine, non par sa complexité ou l’harmonie de ses lignes mais par la charge émotionnelle qui la soutient, par la sensation de légèreté, d’immatérialité et de bonheur qui s’en dégage. Rien de plus banal pourtant que ces majestueuses circonvolutions, que ces enlacements passionnés, que cette gestuelle aérienne truffée d’arabesques délicates et équilibrées, du plus bel effet, il est vrai. Ce qui peut toutefois surprendre, c’est qu’ils/elles soient transposés/es non par de sveltes danseurs mais par des circassiens au corps musclé.
En fait, l’émotion qui nous étreint et nous subjugue vient d’ailleurs. Un coup d’œil sur le programme nous apprend que Biño Sauitzvy est un adepte de l’animisme et de l’écosophisme. Pour lui, tous les êtres vivants, animaux comme végétaux, ont une âme et, selon le concept forgé par le philosophe suédois Arné Naess en 1960, tous ces êtres vivent en équilibre et en harmonie. Une brèche, une cassure, et tout peut très vite s’écrouler. Notre vision du monde ne doit donc pas être anthropocentrique ; bien au contraire, nous avons des devoirs et des responsabilités vis-à-vis de tous les êtres vivants, quels qu’ils soient. Des échanges ont lieu naturellement entre eux, et ce sont ces échanges qui contribuent à l’équilibre du monde. Si l’on prend par exemple le corps humain, on peut considérer qu’il est constitué d’un assemblage d’êtres vivants différents, d’espèces compagnes, autonomes que sont nos cellules, lesquelles ont bien évidemment d’innombrables relations entre elles. Chacune d’elles a une fonction bien spécifique, et la destruction d’une seule d’entre elles peut aboutir à la mort du macrocosme qu’elles constituent. Si l’on va plus loin et que l’on se penche sur les relations existantes entre l’Homme et les autres éléments naturels vivants, il en est de même. La Nature, c’est un ensemble d’espèces connectées les unes aux autres, indissociables. En anéantissant une quelconque forme de vie, directement ou indirectement, consciemment ou inconsciemment, par les émissions de gaz à effet de serre pour ne prendre qu’un exemple global, l’Homme se détruit lui-même à petit feu. On pourrait même aller plus loin si l’on prend en compte le surnaturel, l’invisible, sous-jacent dans ce spectacle, comme ont pu le faire, dans le domaine de l’art chorégraphique, les danseurs de butô.
Photos J.M. Gourreau
C’est, au fond, ce lien entre tous ces éléments que le chorégraphe a voulu nous faire sentir au travers de ce spectacle. Sur le plateau évoluent en fait trois entités vivantes et non deux : les deux circassiens et l’impressionnant arbre de la plasticienne Lika Guillemot. Tous trois sont issus du sol, de la terre nourricière. Ils naissent et meurent. Ils mutualisent leurs moyens et les optimisent. Ils font corps et sont complémentaires. Ils peuvent se séparer mais doivent inéluctablement se rapprocher. A l’image des androgynes, des hermaphrodites, des chamans, des esprits qui s’éloignent des villes pour se rapprocher de la forêt. Et ce sont tous ces liens que nous percevons inconsciemment et qui s’immiscent au tréfonds de notre être, qui nous touchent et nous obsèdent longtemps encore à l’issue du spectacle.
J.M. Gourreau
Under the ground / Biño Sauitzvy, spectacle donné à huis clos au Générateur à Gentilly le 01.02.21, dans le cadre du Festival Faits d’hiver.
*Il nous a été donné de découvrir cet artiste multidisciplinaire dans ce même théâtre dans OH ! le 20 janvier 2015. Voir ma critique à cette date dans ces mêmes colonnes.
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Catherine Diverrès / Echo / Regards sur le passé
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 03/02/2021
- Dans Critiques Spectacles
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Catherine Diverrès :
Regards sur le passé
Echo / Ph. J.M. Gourreau
Des images fortes, d’une grande violence, parfois insoutenables, lourdes de sens. Celles de guerres, de fin du monde. Accolées à d’autres, plus douces, plus humaines, fascinantes, d’une incommensurable beauté. Des images que l’on n’oublie pas, que l’on ne peut oublier. Depuis quelque temps déjà, Catherine Diverrès se sentait le besoin de revisiter son passé, de laisser une trace indélébile de son art aux jeunes générations de chorégraphes et de danseurs, de sauver de l’oubli des instants qui pourraient bien ne jamais être à nouveau dansés. Et puis, n’y avait-il pas aussi de manière sous-jacente, la volonté de transmettre l’enseignement qu’elle avait reçu de ses maîtres, entre autres Kazuo Ohno, et de tous les philosophes qui l’ont guidé tout au long de son existence d’artiste, qui lui ont appris à réfléchir sur la destinée humaine, sur le sens de la vie mais également sur ses turpitudes ? Ainsi d’ailleurs que sur les beautés et la fragilité de la Nature que, consciemment ou inconsciemment, l’Homme s’ingénie petit à petit à détruire… N’y avait-il pas enfin le désir de voir la résonance de certaines de ses anciennes pièces dans le monde d’aujourd’hui ?
Echo / Ph. J.M. Gourreau
Créé en décembre 2002 dans le cadre du Festival de danse de Cannes, Echo n’a jamais eu l’heur d’être présenté en région parisienne. Cette œuvre revisite en fait quatre des productions les plus prégnantes du passé de la chorégraphe, L’arbitre des élégances (1986), L’ombre du ciel (1994), Fruits (1996) et Corpus (1999), toutes des pièces qui ont marqué son trajet durant la fin du XXe siècle. Réminiscences d’instants passés, d’évènements vécus, souvent tragiques, et qui amènent à la réflexion car ils nous concernent tous. Il ne s’agit toutefois pas d’un regard nostalgique sur le passé mais plutôt d’un spectacle hors du temps, d’un livre de souvenirs que l’on est invité à feuilleter, d’un livre paraphé d’images fulgurantes, en suspension, qui s’effacent, souvent avant même que l’on ait pu les assimiler. Reflets d’une âme tourmentée empreinte de mysticisme dont les neuf interprètes s’emparent à l’unisson, comme un seul corps, pour en faire rejaillir la force avec une puissance décuplée.
Pas d’histoire donc, mais un ordonnancement de pensées et réflexions traduites par le geste, réappropriées, voire sublimées par les danseurs, lesquels s’en sont accaparés chacun selon sa propre sensibilité, offrant au public d’aujourd’hui un spectacle bien sûr assez différent de celui créé dix ans auparavant, la prise de conscience et la mentalité des interprètes n’étant plus les mêmes. En outre, l’absence de décor - à l’exception peut-être de quelques effets, apanages du scénographe Laurent Peduzzi, entre autres ce superbe sol cuivré qui définit l’espace et l’unifie tout à la fois, et de cette fracture cataclysmique du sol, symbolisée par une traînée de terre séparant le plateau en deux parties, que l’on avait pu voir dans l’Ombre du ciel - contraignait le spectateur à reléguer toute son attention sur la force du mouvement et l’expressivité des danseurs. On ne peut évidemment s’empêcher de songer aux guerres qui sévissaient à l’époque au Liban et en Yougoslavie, à la survenue d’une troisième guerre mondiale, à la destruction à petit feu de l’humanité et, par là même, de la Nature qui lui a été allouée en gage de sagesse. Une atmosphère à la Goya, hors du temps, au sein de laquelle surgissent cependant quelques moments poétiques de pure tendresse, les étreintes devenant peu à peu une lutte physique empreinte d’une grande violence.
Echo / Ph. Nicolas Joubard
Mais tout n‘est pas que noirceur et désespoir. Certes, l'homme chute mais se relève. Notre humanité est faite de fragilité et de force, de singularités et d’unité, de ruptures et de continuité, d’oppositions, de transformations, de résistance, d’abandon… Il faut saluer l’engagement, la passion et la force de tous les danseurs, spécialement les plus anciens, Thierry Micouin, Capucine Goust, Pilar Andres Contreras et Rafael Pardillo qui ont su communiquer aux plus jeunes leur énergie et la galvaniser. Un bel élan de solidarité et de fraternité qui fait écho et contrebalance ces temps de confinement et de restrictions généralisées dus à la pandémie de la COVID-19, que d’aucuns d’ailleurs, à l’image des dix plaies d’Egypte, considèrent comme un châtiment divin.
J.M. Gourreau
Echo / Catherine Diverrès, spectacle vu à huis-clos à la MAC de Créteil le 29 janvier 2021.
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Johan Inger / Don Juan / Un Don Juan aux multiples visages
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 19/10/2020
- Dans Critiques Spectacles
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Johan Inger / Don Juan / Aterballetto
Un Don Juan aux multiples visages.
S’il est un ballet purement narratif du début à la fin, c’est bien le Don Juan de Johan Inger. Don Juan est un personnage de fiction qui apparaît pour la première fois, selon les Chroniques de Séville, au XVIIᵉ siècle dans une pièce de théâtre de Tirso de Molina, L’abuseur de Séville et le convive de pierre : il y est décrit comme un jeune débauché, porté sur le libertinage et la jouissance. Le mythe a été, depuis lors, repris dans de nombreuses œuvres littéraires, musicales, picturales ou cinématographiques. Si celles de Molière (Dom Juan ou Le festin de pierre, 1665) et de Mozart (Don Giovanni) reviennent sur toutes les lèvres, il n’existe pas moins d’une soixantaine d’écrits, comédies et tragédies sur ce mythe - qu’il s’agisse de ceux de Goldoni, Balzac, Mérimée, Hoffmann, Dumas, Sand, Baudelaire, Montherlant, Musset ou Apollinaire… pour ne citer que les plus connus – ainsi qu’une bonne quinzaine de partitions musicales, outre celle de Mozart, celles de Glück, Strauss, Tchaïkovski et Liszt entre autres. Pour composer son Don Juan, Johan Inger, danseur et chorégraphe suédois invité par l’Aterballetto d’Emilie-Romagne que l’on n’avait pas vu à Paris depuis 2008, ne se sera servi pas moins de 25 textes pour camper son personnage... C’est dire si l’on peut trouver dans cette œuvre de nombreuses références, au point de s’y perdre !
C’est donc une évocation fidèle de la vie de ce personnage avec ses multiples facettes - tout aussi fascinantes que scandaleuses - que l’on va pouvoir savourer tout au long de ce spectacle, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, ce toutefois dans une version italienne où le mythe a été intégré dès la fin du 17è siècle à la Commedia dell’arte. L’œuvre est traitée sous forme de flashes, sur un ton léger qui contrebalance la noirceur du propos, reflet toujours actuel de dépravations non réprimées. D’entrée de jeu, le ton est donné, le ballet s’ouvrant sur l’image d’une femme poursuivie par un mystérieux personnage masqué tout de noir vêtu dont on ne saura jamais l’identité et qui se jettera brutalement sur elle dans la pénombre. La scène suivante verra la naissance de Don Juan dans le dénuement le plus complet, enfant qu’elle abandonnera bien vite après lui avoir apporté quelques misérables vêtements. Un tableau touchant mais traumatisant qui pourrait expliquer le comportement futur du héros de l’histoire, son rejet des règles sociales et morales, ses instincts bestiaux et son comportement impulsif et cru vis-à-vis de la gent féminine. La sexualité du séducteur va s’affirmer au fil du temps, (y compris son homosexualité) en même temps que son tempérament de débauche, son besoin de possession de femmes-objet interchangeables - d’ailleurs très différentes les unes des autres - qu’il abandonnera aussitôt, l’acte accompli et le désir assouvi, sans se préoccuper de leur devenir. Certaines scènes, d’une cruauté mais d’une logique implacable, sont d’un réalisme particulièrement saisissant, entre autres la scène du viol d’une innocente jeune fille rencontrée par hasard au fil de ses pérégrinations, celle de la putain ne recevant qu’une gifle en retour à ses avances ou, encore, le meurtre de la jeune fille qu’il vient d’abuser. Mais l’alternance de ces scènes avec des tableaux plus légers comme ceux des fêtes villageoises, des carnavals et bals masqués d’inspiration italienne les rendent supportables.
Ph. N. Bonazzi
L’œuvre, qui met peut-être davantage l’accent sur ses conquêtes que sur le sujet lui-même, est servie par une chorégraphie réaliste et signifiante, expressive, mâtinée de danse contemporaine mais dont l’influence de Mats Ek est sous-jacente : elle met en avant les qualités de jeu et la prodigieuse technique de ses 16 interprètes qui évoluent au sein d’un astucieux décor d’une sobriété exemplaire, dû à Curt Allen Wilmer. Constitué de 12 parallélépipèdes mobiles, noirs d’un côté et blancs de l’autre (allusion sans doute au bien et au mal), ils permettent de créer une multitude d’espaces amovibles différents au sein desquels s’immisceront les danseurs. Les très beaux pas-de deux qui alternent avec des ensembles aériens enjoués sont appuyés par les accents de la remarquable partition musicale de Marc Álvarez qui sert et illustre à merveille la dramaturgie de Gregor Acuña-Pohl. Cette œuvre, dont l’intérêt est de mettre en avant les violences faites aux femmes - sujet toujours de mise à l’heure actuelle - se terminera non par la mort de Don Juan mais par sa disparition, hanté par le souvenir de sa mère morte de chagrin, laquelle lui réapparaitra sous les traits du commandeur qui ne pourra se résoudre à le châtier.
J.M. Gourreau
Don Juan / Johan Inger et l’Aterballetto, Théâtre National de la danse Chaillot, du 14 au 17 octobre 2020.
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Hans Van Manen, Jan Martens, Vassili Vainonen, Kader Belarbi, Thierry Malandain / Pour tous les goûts, de toutes les couleurs… / Pas de deux et solo
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 17/10/2020
- Dans Critiques Spectacles
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Hans Van Manen, Jan Martens, Vassili Vainonen, Kader Belarbi, Thierry Malandain
Pour tous les goûts, de toutes les couleurs…
Mozart à deux / Malandain
C. Chevillotte - A. Mahouy
Ph. O. Houeix
Le Corsaire / K. Belarbi - N. de Froberville - R. Gómez Samón Mozart à deux / Malandain - I. Hoffren-M. Conte - Ph. O. Houeix
Les pas de deux et soli ont, de tous temps fait la joie des ballétomanes. Cela leur permettait entre autres de se livrer au petit jeu des comparaisons, ces prestations mettant en valeur non seulement la technicité de chacun des interprètes ainsi que leur légèreté mais aussi leur aura, traduisez leur aptitude à exprimer les sentiments qui les animent, leur grâce, leur élégance, leur aisance, voire leur immatérialité : les piécettes présentées à leur public, des aficionados le plus souvent, étaient généralement tirées du répertoire romantique.
Si elles sont tombées un peu en désuétude à l’heure actuelle, c’est certes lié au changement de goût mais surtout de mentalité du public, par rapport à celui des années cinquante ou soixante… Mais sans doute aussi pour obéir aux règles de distanciation physique engendrées récemment par la COVID… Quoiqu’il en soit, les spectateurs d’aujourd’hui ne boudent pas leur plaisir lorsque l’occasion leur est donnée d’admirer les "performances" (au sens noble du terme) de ces artistes, lesquels ont généralement mis des dizaines d’années pour parvenir à un tel niveau…
Trois gnossiennes / Hans van Manen
L.Pagliero-H. Marchand
Photo S. Loboff
Le Corsaire / K. Belarbi - N. de Froberville - R. Gómez Samón Trois gnossiennes / Hans van Manen - L.Pagliero-H. Marchand - Photo S. Loboff
Une fois donc n’est pas coutume et c’est avec une très grande satisfaction que les amateurs de danse ont accueilli ce gala d’étoiles concocté avec beaucoup de bonheur par les productions Sarfati, initiative prise également en cette rentrée d’automne par le Ballet de l’Opéra de Paris et celui de l’Opéra de Lyon. Un autre atout ajoutait du piquant à ce spectacle, les six pièces du programme étant interprétées par des solistes de cinq compagnies françaises différentes, du Ballet de l’Opéra de Paris au Ballet du Capitole de Toulouse, en passant par les ballets des opéras de Lyon et de Bordeaux, ainsi que par le Malandain Ballet de Biarritz. Eclectisme de mise !
Parmi les six œuvres présentées, trois d’entre elles méritaient une attention particulière. Paradoxalement, c’est le solo Period piece de Jan Martens créé le 17 septembre dernier à l’Opéra de Lyon et interprété par l’Américaine Kristina Bentz qui retint particulièrement notre attention. Il faut dire que la partition de Górecki, composée en 1973 et dans laquelle on peut retrouver des accents du Sacre du printemps, a été magistralement servie par le chorégraphe Belge, une musique toute en contrastes au sein de laquelle "l’ancien et le nouveau, le sérieux et l’absurde, le minimal et l’exubérant se mêlent" pour "ouvrir la voie à une danse extravagante dans laquelle l’énergie (im)pulsée va de pair avec un contrôle lent". L’œuvre débute - et se termine aussi - par un manège sur demi-pointes, vif et enlevé, aussi électrique qu’électrisant, ponctué de petits cris stridents (sic) ; il est suivi par un mouvement minimaliste quasi sur place dévolu aux bras, auxquels l’interprète imprime d’harmonieuses courbes et des lignes géométriques reposantes, qui se propagent peu à peu au reste du corps, lesquelles ne sont pas sans rappeler certaines chorégraphies carlsoniennes. Le troisième et dernier mouvement, aussi véhément et de la même veine que le premier, permet à l’interprète, après ce temps de retenue, de se laisser totalement aller à son plaisir.
Kristina Bentz dans Period Piece de Jan Martens - Ph. C. Bergeat
Autre sujet digne d’intérêt, Toulouse Lautrec, pas de deux de Kader Belarbi interprété par Natalia de Froberville et Ramiro Gómez Samón, danseurs du Ballet du Capitole. Créée le 4 novembre dernier à Toulouse sur une musique de Bruno Coulais, cette chorégraphie dessine un portrait plus vrai que nature du peintre en présence d’une jeune femme, un de ses modèles peut-être, tout autant aguicheuse que légère et aérienne. Bien qu’étant atteint d’une maladie d’origine génétique qui affectait le développement de ses os, l’artiste se révélait un redoutable provocateur dans les salons tout en faisant avec assiduité la cour aux jolies femmes, qualités et défauts que le chorégraphe a mis en avant avec beaucoup de perspicacité.
Enfin, cerise sur le gâteau, Mozart à deux, ensemble de trois duos concoctés par Thierry Malandain qui, fidèle à son habitude, a signé, sur quelques pages extraites de divers concertos pour piano de Mozart, une pièce d’une grande originalité et d’une musicalité extrême, mettant en valeur tant les émotions qui étreignaient l’âme de ses interprètes que leur palpitante énergie.
J.M. Gourreau
Pas de deux et solo / Hans Van Manen, Jan Martens, Vassili Vainonen, Kader Belarbi, Thierry Malandain, Théâtre des Champs-Elysées, 15 octobre 2020.
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Julien Lestel / Stabat Mater / Un chorégraphe aux multiples facettes
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 14/10/2020
- Dans Critiques Spectacles
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Julien Lestel :
Un chorégraphe aux multiples facettes
El Greco : Pietà, La lamentation du Christ, 1575
Disons-le d’emblée : cela fait bougrement plaisir de voir que la danse classique n’est pas totalement reléguée aux oubliettes pour accompagner une œuvre lyrique, même si elle s’avère un tantinet mâtinée de danse contemporaine ! Mais Julien Lestel est resté fidèle aux préceptes qu’il a reçus de ses maîtres à l’Ecole de danse du Ballet National de l’Opéra et au Conservatoire de Paris, ainsi que de Rudolf Noureev avec lequel il a eu l’heur de travailler. Car, en France, les chorégraphes utilisant encore régulièrement cet art se comptent sur les doigts d’une seule main, Jean-Christophe Maillot et Thierry Malandain mis à part. Il est vrai aussi que le sujet de la création présentée, le Stabat Mater, n’aurait pas souffert d’un autre traitement chorégraphique. On ne peut en outre reprocher au chorégraphe de naviguer avec son temps, ce d’autant qu’il a parfaitement respecté l’atmosphère de l’œuvre ! Et puis, quel bonheur de pouvoir la voir dansée soutenue par un orchestre sur scène, en l’occurrence l’ensemble vocal et instrumental des Paladins, fondé en 2001 par Jérôme Correas, ici superbement accompagné par le Jeune Chœur de l’Opéra de Massy…
Ph . Jean-Paul Cordier Ph. J.P. Cordier Ph. Didier Contant
Le Stabat Mater est en fait un poème du XIIIè siècle attribué au franciscain italien Jacopone da Todi, lequel évoque la souffrance de Marie lors de la crucifixion de son fils Jésus-Christ. Ce thème de la mater dolorosa qui fut l’objet d’une dévotion particulière aux XVè et XVIè siècles, inspira une foultitude d’artistes, peintres (El Greco, Fantin-Latour) comme compositeurs, parmi lesquels Josquin des Prés, Vivaldi, Scarlatti, Salieri, Haydn, Rossini, Gounod, Verdi… le plus célèbre étant bien évidemment Pergolèse, sur lequel le chorégraphe s’est appuyé.
Paradoxalement et contrairement à ce que l’on était en droit d’attendre, Julien Lestel n’a pas réalisé pour ses neuf danseurs une œuvre accentuant le sentiment de douleur qui la sous-tend, bien que l’affliction en demeurât le thème central. Encore que le tableau qui ouvre le spectacle, l’élévation de la vierge, soit une image saisissante qui restera à jamais gravée dans toutes les mémoires. Les vingt tercets qui lui succèdent sont empreints d’une très grande douceur et d’une délicatesse infinie, apaisante et rassurante, évoquant plutôt le bonheur de la vie. Sans être narratifs ni réellement tournés vers la tragédie, ils laissent une grande place à l’imaginaire, mais on peut cependant y lire un constant va-et-vient entre le ciel et la terre, une succession d’allers-retours de l’éther du firmament à une terre d’angoisse, où les souffrances et la douleur vécues par les hommes sont matérialisées par les tremblements convulsifs et spastiques récurrents des danseurs. En dédoublant ses protagonistes, le chorégraphe a su établir des ponts fort judicieux entre les trois interprètes de la vierge Marie sur la scène et les six sopranos ou mezzo-sopranos de l’orchestre, mettant ainsi en avant les différents visages de son personnage central, en particulier son immatérialité. De très beaux tableaux entre fantasmagorie et réalité qui ne sont pas sans évoquer ceux naguère édifiés par Joseph Russillo au travers de ses ballets.
Stabat mater / Ph. J.P. Cordier Somewhere / Ph. J.P. Cordier
Cette création était précédée par une autre pièce de Julien Lestel, Somewhere, commande de Frédéric Flamand, ancien directeur du Ballet National de Marseille, en 2007. Une fort belle œuvre d’une grande musicalité et d’une architecture épurée, elle aussi d’une grande poésie, qui se traduit entre autres par la fluidité des bras de ses onze danseurs, emportés par le rythme alerte et répétitif de la musique de Philip Glass.
J.M. Gourreau
Stabat Mater & Somewhere / Julien Lestel, Opéra de Massy, 13 et 14 octobre 2020.
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Adi Boutrous / One more thing / L'apprentissage de la vie en société
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 11/10/2020
- Dans Critiques Spectacles
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Adi Boutrous :
L’apprentissage de la vie en société
Ils sont quatre sur le plateau. Face à face. Ils s’observent, s’épient, se dévisagent. En silence. Comme des étrangers qui viennent fortuitement de se rencontrer. Qui sont-ils, d’où viennent-ils, que font-ils donc là, devant nous ? Petit à petit, leurs corps s’animent. Lentement, posément, avec application. Leur gestuelle, sculpturale, est méthodique, comme tracée par le destin. Bien qu’auréolée d’un soupçon de malaise ou d’angoisse, l’atmosphère se détend, traversée de soubresauts ludiques. Nos larrons semblent chercher à se connaître, à arrondir les angles. A vivre ensemble tout en gardant un soupçon de défiance. Et pourtant, ils donnent l’image de chatons insouciants qui découvrent la vie, les mystères et les beautés de tout ce qui les entoure. Chacun, pourtant, a déjà sa personnalité qu’il met en avant, subrepticement, insidieusement, souvent par le truchement du jeu, sa gestuelle traduisant ses pensées, ses états d’âme. Le parcours qu’ils tracent de concert, parfaitement géométrique, semble préétabli, comme s’il obéissait à des règles bien définies. Les corps s’enchevêtrent, se détachent, se séparent pour mieux se ré-emmêler par la suite. Les échanges sont devenus prégnants. Peu à peu chacun s’affirme. Des liens se nouent, des amitiés naissent et se tissent, des connivences s’établissent, mettant à nu le caractère, la personnalité et la sensibilité de chacun des personnages en lice. Parallèlement cependant, des dissidences se créent. Des formes sculpturales en émergent. Tout s’édifie dans la lenteur, la pondération, le non-dit, les visages restant toutefois impassibles, comme pour affirmer une parfaite maîtrise de soi. La danse est sobre, légère, apaisante, toute en circonvolutions, bien que, par instants, emphatique et tarabiscotée : il en émane notamment un fort beau solo d’une virtuosité saisissante et parfaitement contrôlé. Un accord finira par être trouvé dans le calme, la tolérance et la sérénité. La violence qui tentait de s’immiscer subrepticement est restée sous-jacente, le besoin de partage et d’entraide prenant le dessus. Tous quatre finissent par s’étreindre, dormir ensemble blottis comme des chiots malicieux et complices après s’être livrés à des jeux certes captivants mais pas tout à fait innocents. Une sensation d’apaisement et d’harmonie envahit alors le spectateur : les "marmots" sont désormais devenus des hommes, dans le respect et à l’écoute les uns des autres, suivant ce précepte de l’Ancien Testament "Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés", commandement clé du christianisme.
Ph. Ariel Tagar
Ce n’est pas la première fois qu’Adi Boutrous, chorégraphe trentenaire d’origine israélienne qui a passé l’essentiel de sa vie dans un environnement juif, s’attache à évoquer, par l’art de Terpsichore, les relations entre les peuples. D’une sensibilité hors du commun, cet artiste profondément humain que l’on a déjà pu croiser dans ce même théâtre*, a vu naître sa carrière artistique à son adolescence par le truchement de la gymnastique, des arts du cirque et de la break dance. Il ne débutera toutefois la danse classique et la danse contemporaine à la Matte Asher School for Performing Arts à Kibbutz Gaaton puis au Maslool Professionnal Dance Program de Tel Aviv-Jaffa qu’à 22 ans. Sa première chorégraphie, What really makes me mad (Ce qui me rend vraiment dingue), relatait sa relation de couple arabo-juif avec sa compagne, Stav Struz. Sa seconde pièce, Homeland lesson (La leçon du pays natal) (2013) évoque son envol du nid familial. Separately trapped (Piégé à part) dénonce la montée de l’extrémisme. It’s Always Here (C’est toujours là), programmée en septembre 2018 à la Biennale de la Danse de Lyon, évoque avec beaucoup de force et une grande sensibilité les relations politico-culturelles entre ethnies minoritaires et majoritaires. Composé de deux duos, l’un masculin, l’autre féminin, Submission (Soumission) aborde les rapports conflictuels entre les gens, de la soumission à la réalité, en lien avec les expériences vécues au quotidien. One more thing (Encore une chose) est sa sixième pièce pour la danse. Bien qu’Adi Boutrous soit un chorégraphe encore peu connu en France, c’est désormais un artiste avec lequel il faudra réellement compter.
J.M. Gourreau
One more thing / Adi Boutrous, Théâtre des Abbesses, du 9 au 12 octobre 2020.
*Sa pièce précédente, Submission, a été présentée au Théâtre des Abbesses en janvier 2019 (cf. article sur ce spectacle dans ces mêmes colonnes au 27.01.19).
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Fabrice Lambert / Seconde nature / Un cri d'alarme saisissant
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 09/10/2020
- Dans Critiques Spectacles
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Fabrice Lambert :
Un cri d’alarme saisissantOn ne peut pas réellement savoir dans quel état d’esprit se trouvait Fabrice Lambert lors de la conception de sa dernière pièce, Seconde nature. Ce qui est certain, c’est qu’il reste toujours préoccupé par le devenir de la Nature et, avec elle, celui de l’Homme. Jamais assez, créée au Festival d’Avignon en 2015, articulée autour du projet "Onkalo", évoquait une éventuelle possibilité d’enfouissement en couche géologique profonde des déchets nucléaires finlandais pour une durée de 100 000 ans ! Utopie ? Sans doute… Aujourd’hui, Sauvage, une œuvre créée en 2018, nous interrogeait sur la façon dont nous nous comportons vis-à-vis de la nature et de ses paysages, "développant la conscience de notre relation à nos environnements". De la même veine, sa dernière création, Seconde nature, nous laisse aujourd’hui entrevoir ce qui nous attend si nous continuons à exploiter sans mesure cette nature et ses merveilleux paysages, à les saccager systématiquement comme nous le faisons encore et toujours aujourd’hui.
Photos J.M. Gourreau
D’entrée de jeu, le ton est donné. Un orage d’une rare violence auréolé d’éclairs saisissants éclate sur le plateau, plongeant le spectateur dans les ténèbres. La peur nous saisit au ventre lorsque nous entrevoyons des amas de corps qui se tordent avant de se consumer. Prémices ou avertissement de ce qui nous guette ? On ne peut s’empêcher de penser - bien que l’œuvre ait été écrite il y a plusieurs mois - au drame qui vient de saisir les habitants des vallées de la Vésubie ou de la Roya dévastées par les flots déchaînés des rivières et torrents. Voire à ces catastrophes écologiques de toutes sortes qui nous assaillent aujourd’hui de plus en plus fort et de plus en plus souvent… Cette vision cauchemardesque s’efface toutefois bien vite pour faire place à une vision édénique de notre univers au sein duquel, pour paraphraser Baudelaire, "les parfums, les couleurs et les sons (se fondent et) se répondent". Un instant d’une beauté et d’une harmonie inoubliables qui laisse entrevoir la naissance de la vie et qui contrebalance avec un rare bonheur les images cataclysmiques qui nous avaient été assénées le moment d’avant. Le temps est aboli, le calme est revenu, la sagesse et la sérénité envahissent le corps et l’âme de ces quatre êtres qui vibrent à l’unisson au sein d’un univers imaginaire baigné par la douceur des lumières de Philippe Gladieux et l’immatérialité des images et des musiques de Jacques Perconte.
Photo J.M. Gourreau Photo J.M. Gourreau Photo Alain Julien
Mais le manque de sagesse et de discernement de l’Homme, voire sa folie, auront bien vite raison de cet eldorado, de cette harmonie, et Lambert ramène l'image au présent. Devenu pantin, l’Homme, appelé à sa solitude, a perdu tout discernement, tout point de repère. L'espace est bientôt envahi par une incandescence physique sortant de chaque corps, nuages de purification, de perception globale du monde, de renouveau intime et pérenne qui signent une union sacrée avec la noblesse de la Nature. L’eau et le feu - traduisez par inondations et incendies ou dérèglements climatiques générateurs de tornades et de raz-de-marée - sont des éléments au présent qui prennent possession de l’univers au sein du plateau.
Voilà à nouveau une pièce d’une très grande force et du plus grand intérêt qui vient à point nommé pour nous rappeler la fragilité de notre univers et nous amener à réfléchir sur la condition humaine, nous remettant en mémoire le fait que notre destinée est entre nos mains et que nous courons à notre perte si nous ne réagissons pas au plus vite. Une note optimiste sous jacente à ces images transparait toutefois, signifiant que tout espoir n’est peut-être pas perdu…
J.M. Gourreau
Seconde nature / Fabrice Lambert, Centre des bords de Marne, Le Perreux, 6octobre 2020.
Prochaines représentations : du 15 au 18 octobre au Théâtre des Abbesses à Paris, 20 novembre à la Maison de la Musique à Nanterre, 3 et 4 décembre au Lux à Valence. -
Dominique Brun et François Chaignaud / Le Boléro de Nijinska "revu et corrigé" par Dominique Brun
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 29/09/2020
- Dans Critiques Spectacles
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Dominique Brun et François Chaignaud :
Le Boléro de Nijinska "revu et corrigé" par Dominique Brun
La chorégraphie de Maurice Béjart sur le Boléro de Ravel est à jamais gravée dans toutes les mémoires. Mais sait-on qu’il existe une bonne vingtaine de pièces chorégraphiées, avec plus ou moins de bonheur il est vrai, sur cette partition ? Sait-on aussi que c’est Bronislava Nijinska, la sœur du fabuleux danseur Vaslav Nijinsky, qui en réalisa la chorégraphie initiale ? Sait-on encore que si l’accueil que reçut cette œuvre à sa création fut largement favorable*, Maurice Ravel la tenait cependant comme « vide de musique » et que, le critique Edward Robinson la retint comme « la plus insolente monstruosité jamais perpétrée dans l'histoire de la musique » ? Sait-on enfin que ce ballet fut créé le 22 novembre 1928 au Palais Garnier par sa dédicataire, la danseuse russe Ida Rubinstein, ancienne égérie des Ballets Russes de Diaghilev mais aussi amie et mécène du compositeur auquel elle avait demandé d’écrire à son attention la musique d’un « ballet de caractère espagnol » ? C’est précisément à cette œuvre, d’ailleurs remaniée par Nijinska elle-même en 1966, que s’est intéressée Dominique Brun qui avait auparavant déjà beaucoup travaillé sur les danses de Nijinsky, dont la sœur était en quelque sorte la complice et l’émule. Cette dernière avait d’ailleurs participé dès 1913 à la chorégraphie du Sacre du Printemps que Dominique a recréé tout juste cent ans après sa création.
Bronislava Nijinska
La plus connue des quelque 70 chorégraphies laissées par Nijinska, Les Noces, sur une partition de Stravinsky, date de 1923. Parallèlement au Boléro, Dominique Brun s’y est intéressée et en a commencé la reconstitution. A l’inverse du Boléro dont il ne nous reste quasiment aucune image filmée de la version initiale, il existe plusieurs captations fragmentaires des Noces, lesquelles permettent de reconstruire le ballet, à l’image d’un archéologue et d’un muséographe contemporain**. Ce ne sont pas tout à fait ces mêmes préceptes qui ont conduit la chorégraphe à revisiter le Boléro. C’est en allant fouiller dans les archives de la Bibliothèque du Congrès à Washington que la chorégraphe retrouva un ensemble de carnets contenant de nombreuses notes, schémas et photos de l’époque, ainsi que des coupures de presse ayant trait à cette œuvre. Le déchiffrage de ces documents (écrits en russe), l’étude de la gestuelle et de la dramaturgie qu’il était possible de reconstituer d’après les photos permirent à la chorégraphe de retrouver en partie les intentions et postures d’Ida Rubinstein, et d’élaborer par le truchement d’un dialogue concerté en totale connivence avec François Chaignaud, l’interprète qu’elle avait choisi et qu’elle a associé à la chorégraphie : celui-ci campa un personnage androgyne sans doute certes différent de celui de la création mais plus en phase avec le goût de notre époque, tantôt impulsif, cruel et violent, tantôt empreint de beaucoup de douceur, d’une grande sensualité et d’une réelle libération corporelle, contrant la musique de Ravel. La pièce qu’elle a "réinventée" reste cependant une espagnolade nourrie de diverses influences, celle du flamenco bien sûr mais aussi et surtout celle du butô, inspirée d’un côté, par les écrits de Tatsumi Hijikata, de l’autre, par l’art de Kazuo Ohno qui, rappelons-le, a été immortalisé par son solo sur la Argentina. Au plan scénographique, on y retrouve aussi la table sur laquelle dansait Ida Rubinstein, une idée de Nijinska que Béjart magnifiera en 1961.
Photos William Beaucardet
Il est dommage que les aléas de la mise en scène aient contraint la chorégraphe à placer son Boléro sur un praticable à mi hauteur de la salle et non au milieu des musiciens de l’orchestre, ce qui occultait sa vision pour les spectateurs situés au parterre, les pieds de son interprète n’étant que peu visibles. Toutefois, l’interprétation magistrale de la partition par l’orchestre Les Siècles sous la baguette de François-Xavier Roth servit l’œuvre à merveille, conférant à la danse une dimension insoupçonnée. Cette re-création était précédée, dans le cadre de la Cité de la Musique, par deux autres pièces symphoniques de Ravel, La Rhapsodie espagnole et La valse, ainsi que par une création d’Olga Neuwith, Clinamen/Nodus.
J.M. Gourreau
Un Boléro / Nijinska, relecture de Dominique Brun et François Chaignaud, Philharmonie de Paris, 26 et 27 Septembre 2020. Dans le cadre du Festival d’automne à Paris.
* Dans Excelsior, Emile Vuillermoz écrivait le 26 novembre 1928 que Ravel avait "trouvé le moyen non seulement d'éviter toute monotonie, mais d'éveiller jusqu'au bout un intérêt toujours croissant, en répétant vingt fois (sic) son thème comme un motif de frise, en demandant à la seule magie de la couleur vingt changements d'éclairage qui nous conduisent, émerveillés, d'un bout à l'autre de ce paradoxe musical. Il n'y a pas, dans toute l'histoire de la musique, un exemple d'une virtuosité pareille..."
** Cette pièce verra le jour au Volcan au Havre en novembre prochain
Ce programme sera ensuite diffusé en tournée puis repris à Chaillots en mars 2021 avec 5 musiciens des Siècles et l’ensemble vocal Aedes (17 chanteurs).
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Damien Jalet / Kohei Nawa / Vessel / Dérive dans un autre monde
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 10/03/2020
- Dans Critiques Spectacles
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Damien Jalet / Kohei Nawa :
Dérive dans un autre monde
Voilà un spectacle fascinant, depuis sa première image jusqu’à la dernière. Ce qui captive de prime abord dans Vessel, une œuvre du chorégraphe franco-belge Damien Jalet créée en 2015, c’est sa mise en scène signée Kohei Nawa qui nous embarque dans la nuit des temps, au sein d’un univers fantasmagorique que n’aurait certainement pas renié Jules Vernes, pouvant évoquer l’émergence d’une île des profondeurs d’un monde sous-marin peuplé de créatures hallucinatoires mi-animales, mi-humaines qui évoluent dans les abysses d’une mer imaginaire. Un spectacle qui relève autant de la sculpture que de la danse. Et pour cause. "J’ai découvert le travail de Kohei Nawa alors que j’étais en tournée au Japon en 2013. Ce fut un véritable coup de foudre artistique. Je n’avais qu’une envie, le rencontrer, afin que l’on travaille ensemble", nous explique Damien Jalet. Un artiste japonais qui n’est d’ailleurs pas inconnu en France, révélé notamment par l’exposition de Throne sous la pyramide du Louvre, dans le cadre de la saison "Japonismes 2018" : cette sculpture monumentale de plus de 10 mètres de haut, entièrement couverte de feuilles d’or, symbole des pouvoirs qui gouvernent le monde, synthétisait la tradition culturelle japonaise et les technologies actuelles les plus novatrices. En fait, l’originalité de l’art de Nawa réside dans son concept "PixCell", au travers duquel le sculpteur procède à la création de nouvelles images oniriques, lesquelles revêtent des impressions en 3D et des sujets inanimés, voire animés, par des matériaux contemporains, tels que plastique, verre, mousse de polyuréthane, perles artificielles, boues ou autres "Katakuriko", pâte blanche évoquant de la fécule de pomme de terre, qui se solidifie lors de sa manipulation et qui, paradoxalement, se liquéfie lorsque l’on arrête de la pétrir…
Photos Yoshikazu Inoue
C’est finalement en 2015, au cours d’une résidence commune de quatre mois à la Villa Kujoyama à Kyoto, le pendant japonais de la Villa Médicis, que Nawa et Jalet, lui-même, très influencé par la tradition japonaise et les rites du Shugendo, décident de réaliser une œuvre conjuguant leurs deux arts, celui de la danse et du mouvement, art de l’éphémère par excellence, avec celui de la sculpture, représentation d’une attitude saisie au vol et figée dans l’instant pour l’éternité. De cette rencontre nait Vessel, un trio qui deviendra plus tard un septuor, où le corps humain est utilisé comme un matériau sculptural abstrait, l’entrelacement des membres donnant naissance à des formes insolites qui vont se réfléchir dans le miroir d’une eau d’une incommensurable profondeur, source de toute vie. Au centre du plateau, par conséquent transmuté en lac ou en mer, semble émerger de la pénombre une île volcanique née d’une sorte de boue solidifiée, allusion sans doute à des textes mythologiques relatant la création du Japon. C’est sur et aux abords de cette île que vont évoluer des créatures anthropomorphiques sans visage, évocatrices d’une faune abyssale de crustacés ou de mollusques, bathynomes géants ou poulpes démesurés, dont les enchevêtrements de tentacules plongés dans l’univers sonore de Marihiko Hara et de Ryuichi Sakamoto, dessinent, dans leur mouvement continu, des figures sculpturales géométriques éphémères, d’une grâce et d’une harmonie à vous couper le souffle.
Throne / K. Nawa sous la pyramide du Louvre
L’œuvre débute dans les ténèbres de la création du monde par le déplacement lent mais furtif de créatures acéphales, qui vont très vite se rejoindre et se fondre les unes dans les autres au fur et à mesure que l’intensité de la musique augmente. Assisterait-on aux prémices de la vie sur une île encore vierge de toute pollution, d’une blancheur immaculée? Peu à peu, les corps se déploient, vont et viennent, se palpent, se tordent, se rapprochent pour former des groupuscules, d’aucuns finissant par fusionner les uns avec les autres dans des attitudes sculpturales d’une fulgurante beauté. Mais l’éphémère est de règle et celles-ci vont bientôt se désagréger ou se diviser, pour prendre de nouvelles formes tout aussi majestueuses l’instant d’après. Des masses de corps inidentifiables car à jamais dépourvus de visage desquels sortent une pléiade de membres qui s’agitent, vibrent et s’éclatent de temps à autre, frappant l’eau avec violence dans un bouillonnement d’écume. L’œuvre se terminera sur la vision de l’engloutissement progressif de l’un de ces êtres dans le magma qui l’avait vu naître, son corps enseveli petit à petit par cette glue blanche issue du sol qui lui avait donné naissance, corroborant cette assertion biblique du chapitre 3:19 de la Genèse : "Tu es poussière et tu retourneras en poussière" …
J.M. Gourreau
Vessel / Damien Jalet, Théâtre National de la Danse Chaillot, du 6 au 13 mars 2020.
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Christian Rizzo / Une maison / Ainsi va la vie
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 04/03/2020
- Dans Critiques Spectacles
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Christian Rizzo :
Ainsi va la vie
Pour Christian Rizzo, une maison, c’est certes un refuge, un abri que l’on ébauche après mûre réflexion, un lieu bien à soi que l’on édifie et que l’on aménage avec soin à son goût pour y vivre et où l’on imprime sa marque ; mais pas seulement. C’est autant un observatoire de la vie, un lieu de mémoire et de transmission, qu’un lieu d’accueil et de partage, avec les autres et pour les autres, car la destinée de l’Homme n’est pas de passer toute son existence dans la solitude. Et si c’est avant tout un site de rassemblement et d’échanges où l’on vaque avec bonheur à ses occupations, où l’on reçoit ses proches, où l’on cohabite avec sa famille et ses amis, un lieu de confidences où se tissent des liens, des amitiés, des amours, où se concrétisent des passions charnelles, où évoluent ses fantômes, c’est aussi dans un tel lieu que peuvent se fomenter rancœurs et colères, inimitiés, séparations et vengeances.
Photos Marc Domage & Max Resdefault
C’est tout cela que le chorégraphe nous fait vivre par le truchement de quatorze danseurs qui évoluent entre un sol organique et une imposante architecture polyédrique spatiale, futuriste, composée de poutrelles tubulaires articulées, inspirée de la triangulation du mathématicien russe Boris Delaunay, et qu’il a lui-même conçue. Un mouvement perpétuel d’histoires éclatées ou imbriquées, présentes ou passées, dans lesquelles, d’ailleurs, chacun peut se retrouver, et qui nous sont narrées sous la forme de duos, trios ou groupuscules obéissant aux pulsions de la musique répétitive de Pénélope Michel et de Nicolas Devos. Des images qui naissent et se concluent dans un univers dépouillé mais d’une très grande beauté plastique, vibrant et dialoguant avec les lumières tantôt scintillantes, tantôt grésillantes de Caty Olive. Un plateau seulement occupé par un immense tas de terre ocre, autant matériau de construction que terre arable, fertile et nourricière, laquelle sera répandue à la pelle sur la scène tout au long du spectacle avant d’être foulée et labourée par les pieds des danseurs, comme pour effacer les traces de leur passé. Un harmonieux va-et-vient perpétuel de personnages, réels ou imaginaires, qui glissent, tournicotent, s’enlacent et se repoussent, enveloppés par les jets lumineux stroboscopés des néons. Comme à son habitude, Christian Rizzo, très inspiré par le nô et le Bauhaus, joue sur les contrastes et les oppositions entre l’ensemble et les fragments, embarquant, pour finir, tout son petit monde dans une bacchanale infernale, une danse macabre qui les conduira bien évidemment à leur perte et au retour à la terre qui les a vus naître. La vie n’est finalement qu’un éternel recommencement...
J.M. Gourreau
Une maison / Christian Rizzo, Théâtre National de la danse Chaillot, du 27 au 29 février 2020. Spectacle également donné dans le cadre du Théâtre de la Ville hors les murs.
Œuvre créée sur la scène du Théâtre Bonlieu à Annecy le 5 mars 2019.
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Gil Roman / Maurice Béjart / Béjart fête Maurice / t'M et variations / Boléro / La danse pour la danse
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 28/02/2020
- Dans Critiques Spectacles
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Gil Roman et Maurice Béjart :
La danse pour la danse
Il est bien sûr inévitable de voir programmé, dans un hommage à Maurice Béjart, l’un de ses ballets mythiques, que ce soit le Sacre du printemps sur la musique éponyme de Stravinsky ou le Boléro sur la célèbre partition de Ravel, désormais devenu un "tube". C’est ce dernier qui a eu la primeur d’accompagner t’M et variations de Gil Roman ainsi que Béjart fête Maurice, les deux autres œuvres inscrites cette saison au programme de la tournée du Béjart Ballet Lausanne dans diverses villes de France et de Navarre.
C’est sur t’M et variations, une œuvre de Gil Roman, désigné par Béjart lui-même comme son successeur, que s’ouvre ce majestueux spectacle. Toutefois, si le disciple a bien assimilé le style du maître, il n’en a malheureusement pas totalement acquis l’esprit, et si t’M et variations s’avère une fort belle pièce en son hommage, en fait un collage de soli, duos, trios et variations pour un petit ensemble de danseurs, il lui manque toutefois cette petite pointe de finesse et de musicalité que l’on va retrouver dans la pièce suivante, Béjart fête Maurice, patchwork de fragments issus du répertoire du Ballet du XXè siècle. L’intérêt de t’M et variations, créé pour le dixième anniversaire de la disparition de Béjart, tient surtout à l’étonnant dialogue qui s’établit d’une part, entre les deux compositeurs et interprètes, J.B. Meier et Thierry Hochstätter, placés sur une estrade au fond du plateau et, d’autre part, les danseurs du Béjart Ballet. Une suite de piécettes aussi délicates que spirituelles sur le thème de l’amour et des jeux qu’il engendre, en écho aux percussions d’un éclectisme fascinant, mettant autant en valeur l’excellence des musiciens que celle des danseurs. Aucun argument comme support de ce ballet énergique et lyrique tout à la fois, juste des pages de danse pure que l’on tourne comme les pages d’un livre d’histoire..
Photos G. Batardon, I. Chkolnik & F. Levieux
D’une toute autre veine, Béjart fête Maurice* est une œuvre festive "conçue comme une lettre où chaque danseur signerait avec son corps", nous dit Gil Roman. Elle rassemble six extraits de ballets judicieusement choisis qui résument tout l’art béjartien, fragments qu’il a lui-même magistralement mis en scène et dont l’arrangement varie au fil du temps. Le premier est un fragment de sa 1ère Symphonie qui met en valeur l’exceptionnelle musicalité de Béjart et, surtout, le niveau d’excellence de sa compagnie, lequel n’a pas faibli ni pris une ride depuis sa mort en 2007. Héliogabale qui lui fait suite est un petit bijou drolatique plein de verve et d’humour, créé en 1976 sur une musique de Verdi, inspiré de textes d’Antonin Artaud et d’attitudes de la gent animale. Lui succède un truculent pas de deux très lyrique, Im chambre séparée, extrait de Wien, Wien, nur du allein, magnifiquement interprété avec beaucoup de sensibilité par Elisabet Ros et Julien Favreau, deux "anciens" complices du Ballet du XXè siècle. Dans le solo suivant, Und so weiter, Masayoshi Onuki eut l’heur de pouvoir pleinement déployer son élégance et sa prodigieuse technique. Rossiniana, servi à l’issue de ce patchwork, est une pièce très enlevée qui n’est pas sans évoquer la Commedia dell’arte, illustrant parfaitement ce que Gil Roman souhaitait mettre en avant dans ce ballet, à savoir la joie et le plaisir qu’éprouvent toujours les danseurs à interpréter les œuvres de leur ancien maître, même si, parfois, elles pourraient désormais paraitre un peu désuètes.
Comme je l’ai évoqué plus haut, la soirée se terminait par ce chef d’œuvre intemporel qu’est Le Boléro, une œuvre cérémonielle qui prend une dimension grandiose sur la vaste scène du Palais des congrès de Paris et qui, à elle seule, vaut le déplacement. Un petit bémol toutefois, Elisabet Ros qui en était l’interprète principale le soir où il m’a été donné de le voir manquant parfois un peu de "peps" pour réveiller, aguicher, enflammer les quelque 38 hommes assis autour de la table "sacrificielle" sur laquelle elle était juchée.
J.M. Gourreau
t’M et variations / Gil Roman, Béjart fête Maurice & Boléro / M. Béjart, Béjart Ballet Lausanne, Palais des Congrès, Paris, du 26 au 29 février 2020.
*Créé le 16/12/2016 au Théâtre de Beaulieu à Lausanne.
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Olivia Grandville / A l'Ouest / Sur les traces des Amérindiens
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 26/02/2020
- Dans Critiques Spectacles
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Olivia Grandville :
Sur les traces des Améridiens
En 1921, alors qu’il n’avait encore que cinq ans, Louis-Thomas Hardin, alias Moondog, visite avec son père la réserve indienne Arapaho et assiste à une danse du soleil. Au cours de ce spectacle, il aura également la chance de s’initier au tom-tom, instrument de musique à percussion proche des tambours, et d’assister à des pow-wow, rassemblements militants sociaux, religieux et festifs de Nord-Amérindiens célébrant les exploits de leurs guerriers et rythmés par les pulsions de ces tambours. Ce moment privilégié, au cours duquel les Amérindiens ont l’occasion de se rapprocher de leur ancêtres et de faire revivre leurs coutumes, marquera fortement les débuts de ce musicien de jazz atypique qui incorporera quelques accents rythmiques de musique amérindienne aux rythmes afro-américains, lesquels sont le corps traditionnel du jazz. A la base de son travail, ceux-ci resteront d’ailleurs présents dans nombre de ses compositions ultérieures.
C’est peut-être davantage pour aller à la rencontre de la culture amérindienne sur les traces de Moondog et d’y étudier la place de la danse ainsi que son intégration dans la vie sociale et religieuse, voire pour réaliser un fantasme d’enfant resté vivace à l’âge adulte, qu’Olivia Grandville effectue, en 2017, un voyage de plusieurs mois, du Québec au Nouveau Mexique, au cœur des réserves autochtones du Canada et d’Amérique du Nord. A la fin du 19è siècle, ces danses, mal perçues par les populations non autochtones qui y voyaient des danses de guerre, furent une cible de répression, tant par les gouvernements américain que canadien, durant plusieurs décennies. La "Loi sur les Indiens", amendée en 1880, interdisait en effet aux Amérindiens d'organiser, de participer ou même d'assister à certaines cérémonies traditionnelles comme le Potlatch ou à des danses comme le Tamanawas, sous peine d'incarcération… En 1914, cette loi fut encore renforcée, interdisant cette fois les danses ou le port des vêtements de danse traditionnels en dehors des réserves, sous peine de sanctions draconiennes. Finalement, lors de l'amendement de 1925, le gouvernement canadien a interdit les pow-wow, la Danse du soleil et la cérémonie de la "tente à sudation"*. En 1951 toutefois, une nouvelle loi permit en toute légalité aux autochtones de tenir à nouveau des pow-wow et des cérémonies au Canada.
C’est donc un des pans de ce pèlerinage qu’Olivia Grandville évoque au travers de cette pièce, intitulée À l’ouest, ouvrant son cœur par le truchement de l’image et de la danse sur les fabuleux moments qu’elle avait vécus parmi les peuplades amérindiennes, nous faisant partager, dans ce carnet de voyage, le désarroi de ces êtres qui, depuis plus d’un siècle maintenant, luttent sans relâche pour leur liberté et la conservation de leurs terres. Un spectacle proche de la transe qui, fort curieusement, se déroule sur une banquise du grand nord canadien devant une tente-igloo, laquelle pourrait fort bien rappeler cette "tente à sudation" dont je faisais état plus haut mais au sein de laquelle, aujourd’hui, on se rassemble non pour se soigner mais pour se nourrir d’images de la vie traditionnelle ancestrale ou des actualités du monde moderne diffusées jusque dans les contrées les plus reculées par la télévision… Il n’en reste pas moins que la chorégraphie, rythmée par les envoûtantes et impulsives percussions de Moondog et d’Alexis Degrenier, amalgame des danses de pow-wow au propre langage contemporain d'Olivia Grandville. Ainsi, cinq danseuses vêtues de tuniques noires à franges, la tête couverte de cagoules de même couleur, vont-elles tambouriner, pilonner, marteler le sol au travers d’une danse circulaire, saltatoire, incantatoire, répétitive, évocatrice d’un sabbat, comme pour convoquer les esprits et les réveiller. Une danse rituelle puissante, impulsive, entrecoupée de soli libres sophistiqués, plus ou moins déstructurés pour chacune des interprètes, révélant la détermination farouche et sans faille d’un peuple bien décidé à se battre pour assurer son droit à l’existence et sa survie.
J.M. Gourreau
À l’ouest / Olivia Grandville, Théâtre de la Bastille, Paris, du 24 au 29 février 2020.
*La cérémonie de la tente à sudation était une manifestation traditionnelle héritée des croyances animistes des premiers autochtones. Elle se déroulait notamment lors de pow-wow au sein d’une hutte et faisait appel à la sudation. Il s'agissait d'un remède que les autochtones utilisaient, en chantant et priant ensemble pour se purifier, préserver leur santé et se prévenir des maladies.
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Christos Papadopoulos / Ion & Evedon / Mouvement perpétuel
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 25/02/2020
- Dans Critiques Spectacles
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Christos Papadopoulos :
Mouvement perpétuel
N’avez vous jamais été fasciné, voire, hypnotisé par les images de certains reportages télévisés qui présentent le ballet qu’exécutent ces myriades de poissons lorsqu’ils se déplacent en bancs plus ou moins serrés aux fins fonds des océans ? Ou par ces vols aussi gracieux que sophistiqués d’étourneaux qui sillonnent le ciel à la tombée de la nuit avant de s’abattre sur les arbres qui leur servent de dortoir ? Par ailleurs, ne vous êtes vous jamais surpris à rêver devant les arabesques sculptées par les algues d’un aquarium sous l’effet des bulles d’oxygène qui assurent leur survie ? Tous ces mouvements, tant végétaux qu’animaux, sont tout à fait comparables aux évolutions concoctées par le chorégraphe grec Christos Papadopoulos pour ses danseurs, au point de se demander si cet amoureux de la nature ne s’est pas inspiré de leur comportement lorsqu’il à conçu la chorégraphie minimaliste de Ion, sur la partition musicale aussi lancinante que répétitive de son compatriote Coti K.
Si l’on se laisse littéralement envoûter par la grâce de ces mouvements de masse composés de lents va-et-vient d’une étonnante fluidité, ce comportement d’agrégation résulte entre autres chez les poissons de la nécessité d’une protection vis-à-vis de leurs prédateurs, les individus se trouvant au centre du banc étant mis à couvert par ceux qui les entourent. Face à l'attaque d'un prédateur en effet, la plupart des espèces grégaires adoptent la même stratégie comportementale, à savoir le resserrement de leur banc qui prend alors l'aspect d'une « boule », enserrant les individus les plus faibles au centre. Mais cette dynamique est aussi et surtout le fruit d’actions individuelles issues de chaque animal, celui-ci agissant uniquement à partir de la perception locale qu’il a de son milieu. Comme ont pu le montrer les scientifiques en observant et filmant des bancs de poissons, chaque individu maintient sa position non seulement par des moyens visuels mais également à partir des sensations qu’il perçoit par l’intermédiaire de sa ligne latérale, un organe sensible aux changements transitoires du déplacement de l’eau sur son corps. En fait, ce comportement individuel d'évitement, d'alignement et d'attraction résulte de la présence de trois zones entourant l’animal : La première, externe, est dénommée zone de répulsion : lorsqu’un congénère y pénètre, son occupant s’en éloigne en changeant de direction. La seconde, dite zone d’alignement, tire son nom du fait que l’individu s’aligne avec la direction moyenne suivie par tous les poissons qui se trouvent dans la zone. Dans la troisième, dénommée zone d’attraction, l’individu se place en effet dans une position mitoyenne par rapport à celle des poissons qui se trouvent dans la zone. C’est bien évidemment la première de ces "règles" comportementales qui s’avère la plus importante car c’est elle qui permet d’éviter les collisions entre les individus d’un tel groupe.
Photos E. Giounanli & P. Skafidas
Or, si j’évoque ces comportements, c’est que je les ai retrouvés intégralement dans Ion, pièce qui les transpose de l’animal à l’Homme. Une œuvre minimaliste envoûtante, formée par la répétition à peine perceptible de torsades, de balancements, de déhanchements de rotations du buste, de glissements quasi-invisibles de pieds sur le sol. Puis les bras épousent le rythme avec l’intensité musicale. Un mouvement perpétuel s’installe alors. Les danseurs ne sont que 10 mais ils semblent par moments se démultiplier au cours de l’exécution de l’œuvre. D’aucuns se détachent du groupe qui se déforme, s’étale, se divise, se rompt, se recompose insensiblement à l’instant suivant. La gestuelle est serpentiforme, très coulée, lénifiante, hypnotisante, un peu à l’image des arbres qui ploient et déploient leur ramure sous les assauts du vent. Une sensation de calme et de paix semble envahir le spectateur qui plonge dans un état léthargique pour ne se réveiller qu’à la fin de l’œuvre. Fascinant.
La seconde pièce présentée par Christos Papadopoulos, Elvedon, est un peu plus ancienne, de la même veine que Ion mais qui, cette fois, tire son inspiration d’un roman de Virginia Woolf, Les Vagues, titre qui laisse d’ailleurs supposer un va-et-vient de glissades répétitives coulées, leitmotiv symbolisant le temps qui passe. Le roman relate en fait la vie de six amis, depuis leur enfance jusqu’à leur vieillesse, lesquels effectuent un va-et-vient rythmé et lancinant, là encore sur une partition musicale signée Coti K, ce, à l’image du ressac de vagues déferlant sur une plage. Une œuvre elle aussi d’une précision remarquable et parfaitement synchronisée.
J.M. Gourreau
Ion & Evedon / Christos Papadopoulos, Théâtre des Abbesses, du 19 au 24 février 2020.
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Compagnie Interface / Vive la vie / La force de la persuasion
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 19/02/2020
- Dans Critiques Spectacles
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Compagnie interface :
La force de la persuasion
La danse étincelle parfois là où l’on ne l’attend pas, tout particulièrement dans le dernier spectacle, Vive la vie, pluridisciplinaire de la compagnie suisse "Interface"(1). Il s’agit du quatrième volet de la pentalogie intitulée Les âges de la vie, présenté en alternance jusqu’au 29 avril 2020 au théâtre de la Gaîté Montparnasse à Paris. Un tel titre cependant aurait pu nous mettre la puce à l’oreille, mais il était difficile d’imaginer que cette représentation doive essentiellement son succès à l’art lyrique et à la danse. Un spectacle haut en couleurs, évoquant l’évolution progressive des modes d’existence depuis le début du siècle passé jusqu’à nos jours. Certes, la fée électricité a révolutionné la vie dans les campagnes, de même que l’eau courante, par le truchement des barrages. Et ce, dans tous les pays du monde. Certes, ces révolutions ont facilité la vie mais elles ont aussi progressivement distendu, voire dissocié les liens entre les familles, éloigné les parents de leurs enfants. Le progrès a, certes, des bons côtés mais aussi, malheureusement souvent, un impact négatif sur une foultitude d’autres choses, liées à la vie dans la nature et avec elle, entre autres. Le message est clair et net. Sans ambigüité aucune. Ces artistes savent le faire passer non seulement par le texte - lequel d’ailleurs ne tient que peu de place dans l’œuvre - mais aussi par la musique et la voix, la danse et les arts du cirque. Et bougrement bien d’ailleurs, je me dois de le souligner !
Photos Christophe Lautrec
L’histoire nous embarque au tournant des XIXème et XXème siècles, aux fins fonds d’une vallée reculée des Alpes, suisse peut-être. Des paysans en costume d’antan, lesquels évoluent au fil du temps, vaquent à leurs occupations quotidiennes avec naturel et gaieté. Ils semblent en parfaite harmonie avec la nature. Mais ne voilà t’il pas que leur calme et leur tranquillité sont bouleversés par l’intrusion, dans leur havre de paix, de la mécanisation de l’agriculture et par la mise en œuvre inéluctable sur leurs terres de chantiers dévastateurs, de construction de barrages ? Et, finalement, pourquoi ne profiteraient-ils pas, eux aussi, de cette technologie en marche et ne joueraient-ils pas ce jeu qui, comme on le verra, les conduira à la séparation de leur famille et à son malheur ?
Voilà un sujet fort bien mise en scène, avec des moyens relativement réduits. On pourrait croire que tous les interprètes sont soudés comme les membres d’une seule et même famille, en tous cas parfaitement convaincus de leurs propos. Deux d’entre eux cependant se détachent du lot, Géraldine Lonfat(2) et Florence Dalayrac. La première est la chorégraphe et l’une des interprètes de la compagnie, composée de sept artistes, danseuses bien sûr mais aussi chanteuses de chœur, voire, pour Joseph Viatte, un tantinet magicien. La seconde est une artiste lyrique à la voix d’une pureté et d’un timbre étonnants. La chorégraphie de Géraldine Lonfat, qui a également participé à la mise en scène aux côtés d’André Pignat, est forte, empreinte d’une très belle énergie, parfois acrobatique, en tous cas superbement interprétée. Peut-être relève t’elle davantage de la danse de caractère et de la danse folklorique que de la danse contemporaine. Quoique…
Ce qui émerge également du lot, c’est la partition d’André Pignat(3), superbement magnifiée par la voix de Florence Dalayrac, mezzo-soprano lyrique d’une très grande sensibilité, laquelle s’est emparée à merveille de cette partition sans texte signifiant ni langage réel, jouant sur les onomatopées, la rendant de ce fait universelle. La musique d‘André Pignat et de Johanna Rittiner, en grande partie lyrique, est, elle aussi, parfaitement adaptée au propos, aussi bien champêtre, mélancolique qu’électrisante quand il le faut. Voilà donc un spectacle inclassable, touchant et engagé, qui interpelle une fois encore, sur un certain aspect négatif de l’évolution générée par les récentes technologies, lesquelles ne nous permettent pas toujours sereinement de mieux vivre ensemble… Mais ne nous en étions pas déjà aperçus, nous aussi ?
J.M. Gourreau
Vive la vie / Compagnie Interface, Spectacle collectif présenté en alternance au Théâtre de la Gaîté Montparnasse à Paris depuis le 18 janvier 2020 jusqu’au 29 Avril 2020. Spectacle créé en 2017 à l’occasion des 20 ans de la société ESR.
(1) La Compagnie interface a vu le jour en juin 1990 sous l’égide de Géraldine Lonfat, Nathalie Zufferey et André Pignat, tous trois, aujourd’hui encore, membres de la troupe. En 1999, celle-ci crée son propre théâtre à Sion. Depuis cette date, elle a monté plus de 15 spectacles, certains d’entre eux ayant été présentés en off et nominés (prix du public 2014) au Festival d’Avignon. Cette troupe tourne un peu partout dans le monde, en Europe bien évidemment mais aussi en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud.
(2) Géraldine Lonfat est une chorégraphe et danseuse suisse née à Sion (Suisse) en 1966. Co-fondatrice de la compagnie Interface, elle est aussi fondatrice du Théâtre "Interface" de Sion et du Théâtre "Balcon du Ciel" de Nax (Suisse). Elle est l’auteure d’une quinzaine de chorégraphies, et titulaire de nombreux prix, notamment au Free Festival d’Amman en Jordanie en 2019.
(3) André Pignat, cofondateur d'Interface, compagnie de danse impliquée dans le monde culturel valaisan, est aussi co-fondateur du Théâtre "Interface" de Sion et du Théâtre "Balcon du ciel" de Nax, ainsi que créateur et directeur du Festival international du Balcon du Ciel .
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Christian Ubl / Tabula Rasa & Garden of Chance / Quand la danse s’ouvre à la magie…
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 11/02/2020
- Dans Critiques Spectacles
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Tabula rasa - Ph. J.M. Gourreau
Christian Ubl :
Quand la danse s’ouvre à la magie…
Il nous surprendra toujours, ne se trouvant jamais là où on l’attend. Si Christian Ubl ne change pas réellement de casquette, ne le voilà t’il pas acoquiné avec un magicien-illusionniste pour mixer, malaxer, amalgamer, entrelarder… danse et magie ? Ce sont en effet de véritables tours de prestidigitation agrémentés de fort jolies pirouettes dansées et pleines de fantaisie (à la manière de pieds de nez…) que nous proposent Christian Ubl et son compère belge Kurt Demey dans ce Garden of Chance, avec, bien sûr, la participation aussi active qu’indispensable, du public ! Dès l’entrée du spectateur dans l’atrium du théâtre en effet, celui-ci se sent saisi par une sensation étrange de doute et d’irrationnel, s’interrogeant sur ce qui l’attend au tournant, car les hôtesses l’invitent tout de go à saisir deux photographies choisies parmi une pléiade d’images plus éclectiques les unes que les autres, étalées pêle-mêle sur une table de l’atrium, et à les conserver bien soigneusement par-devers lui durant le spectacle. Seraient-elles les atouts d’un tour de magie collectif ? Effectivement, après quelques préambules destinés à une mise en ambiance de circonstance, ce seront à de véritables tours de magie - entre autres, avec l’aide des dites cartes - auxquels sera convié le public, dans un spectacle particulièrement enlevé, la part prépondérante revenant bien sûr à cet art ; mais ceux-ci seront largement entrecoupés de duos chorégraphiques désopilants, facétieux et pleins d’humour, dont la gestuelle s’avère empruntée aux arts de l’illusion et qui, bien sûr, ne dépareront pas avec les tours de prestidigitation.
Garden of Chance - Ph. J.M. Gourreau
En fait, ce que Ubl et Demey cherchent à mettre en avant au travers d’une telle expérience agrémentée de chansons populaires et transposée dans un jardin de verdure synthétique à la française, à l’instar de celui dont ils disposaient à la création de l’œuvre, c’est de nous inviter dans l’intimité de leur jardin secret afin de s’y impliquer. Finalement, la vie n’est qu’une succession de choix, parfois plus cruciaux les uns que les autres et, si l’on peut trouver des explications à certains de ces choix, d’autres en revanche ne sont pas toujours rationnels ; or, si le hasard fait souvent bien les choses, il laisse de temps à autre place à la surprise puis à l’étonnement. Et, comme nos deux compères - qui se complètent avec bonheur - le laissent entendre (ou, plus exactement, voir), ces choix suscitent des émotions très variables d’un sujet à l’autre et occasionnent dans notre organisme, tout comme lors des jeux de dés ou les courses, une bonne décharge d’adrénaline, voire, de son précurseur, la dopamine ! Outre le fait d’élargir et d’étendre l’éventail artistique de la danse, ce patchwork, particulièrement apprécié des jeunes spectateurs, aura permis d’initier le dialogue entre deux arts, ce à quoi nulle autre personnalité artistique n’avait encore songé auparavant.
Tabula rasa - Ph. J.M. Gourreau
En ouverture de la soirée, Christian Ubl avait choisi de présenter à son public Tabula rasa, une pièce chorégraphique créée pour "Coline", un centre de formation professionnelle pour danseurs-interprètes situé à Istres et dont il avait lui-même suivi la formation. Un ballet en noir et blanc d’une grande pureté et d’une remarquable construction géométrique spatiale, empreint de mysticisme et de tribal tout à la fois, conçu pour 12 danseurs sur une musique planante d’Arvo Pärt ; une pièce qui met en valeur la nécessité, les bénéfices et bienfaits de l’apprentissage mais, surtout, la musicalité et la parfaite maîtrise de ses interprètes.
J.M. Gourreau
Tabula Rasa & Garden of Chance /Christian Ubl, La Briqueterie, Vitry-sur-Seine, 6 février 2020.
Garden of chance a été créé le 17 juillet 2020 au Jardin de la vierge du Lycée St Joseph en Avignon lors de la 1ère édition du programme commun Festival d’Avignon / SACD, « Vive le sujet ! ». Ce spectacle a été également donné le 15 décembre 2019 à l’Espace Cardin, dans le cadre des représentations hors les murs du Théâtre de la Ville. La création de Tabula rasa, quant à elle, a eu lieu à la Maison pour la danse de Marseille, le 7 juin 2019.
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Georges Appaix / XYZ ou comment parvenir à ses fins / La poésie du verbe
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 06/02/2020
- Dans Critiques Spectacles
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Georges Appaix :
La poésie du verbe
XYZ ou comment parvenir à ses fins est une pièce légère, gaie, primesautière, poétique, drôle, ludique, pleine de chaleur, d’allant et d’esprit … Voilà, tout est dit ! Sauf que son titre laisse aussi un arrière goût de nostalgie. Eh, oui, à 57 ans, Georges Appaix a décidé de tirer sa révérence. Cela fait, il est vrai, un peu plus de 35 ans qu’il sillonne les routes de France et de Navarre, dansant avec sa compagnie "La liseuse", avec pour seul but et unique sujet, ceux de faire vibrer la poésie des lettres et des mots. Depuis le début de ce siècle, il n’a eu de cesse d’égrener son abécédaire, enchantant les jeunes et les moins jeunes du monde entier. XYZ ou comment parvenir à ses fins signerait-il la fin de ce manifeste ? En fait, dans cette création, Appaix revisite toute son œuvre. Et il faut bien avouer que ces dernières lettres de l’alphabet affichent et signent la volonté ferme de s’en tenir là et non d’aller plus loin, vers une nouvelle aventure. Ces quelques mots empruntés à Henri Michaux : "J’arrête… Je vais me taire… me taire… Je vais cesser de me manifester", reproduits en exergue sur la page de couverture du livret* qui accompagne le programme, sont inéluctables. Le petit bonhomme qui "va comme j’te pousse, petit mousse", revient finalement définitivement à son port d’attache marseillais. XYZ ou comment parvenir à ses fins résume et, sans doute, conclut toute une carrière que le chorégraphe est parvenu à construire dans le bonheur, la joie de vivre, la félicité. Sans doute non sans regrets. Il se le répète d’ailleurs lui-même : "Tu as sûrement encore des choses à dire, pertinentes, personnelles. Tu pourrais..." * Mais il y a un moment où il faut bien savoir s’arrêter, comme le dit le proverbe…
Photos J.M. Gourreau
Mais, qu’est-ce donc qui fait que l’on ressorte toujours de ses spectacles le cœur léger, empli d’une joie communicative ? Ce ne sont pourtant pas tellement les phrases ou bons mots en eux-mêmes, empruntés à Diderot, La Fontaine, Deleuze ou autre personnage du même acabit, qui sont capables de plonger le spectateur dans un tel état. Mais bien la gestuelle suscitée par la magie de ces mots, qui engendre, chez les danseurs, un plaisir communicatif par le truchement d’une chorégraphie d’une légèreté sans pareille dont le public partage la création. Des images, des sons, des mouvements, des couleurs, des rythmes, des énigmes qui apparaissent, brillent comme des petits bijoux, nous attirent et disparaissent à peine apparus, comme l’évoque encore le chorégraphe dans son manifeste*… Georges, on va bougrement les regretter, tes facéties, ton entrain, tes délicieux jeux de mots… dansés !
J.M. Gourreau
XYZ ou comment parvenir à ses fins / Georges Appaix, Maison des arts de Créteil, du 4 au 7 février 2020, dans le cadre du Théâtre de la Ville hors les murs et du festival Faits d’hiver.
*J’arrête !, par Georges Appaix & Christine Rodès, livret manifeste de Georges Appaix associé à la création du spectacle, production de La liseuse, juillet 2019.
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Atsushi Takenouchi / Méditerranée / Une mer aux multiples visages
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 05/02/2020
- Dans Critiques Spectacles
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Photos J.M. Gourreau
Atsushi Takenouchi :
Une mer aux multiples visages
Voilà un spectacle d’une profondeur et d’une émotion à vous couper le souffle. Comme les rares artistes qui ont eu l’heur de travailler avec Tatsumi Hijikata, Kazuo Ohno ou son fils, Atsushi Takenouchi*, fondateur du Jinen Butô, possède un tel pouvoir de concentration qu’il parvient à se nourrir de l’énergie distillée par les spectateurs et à l’exacerber avant de la rayonner. Passionné par la nature et la vie dans l’univers, c’est tout naturellement qu’il se tourne de façon récurrente vers la mer dont il évoque les multiples facettes au travers de divers soli plus poignants les uns que les autres, en particulier Sea of memory, variante de Méditerranée, solo qu’il nous offre aujourd’hui, accompagné par une musicienne de grand talent, Hiroko Komiya et de fort belles lumières de Margot Olliveaux. "Toute forme de vie est née de la mer, notre mère", nous dit le chorégraphe. Et de poursuivre : "Nos corps actuels se sont constitués d'après les réminiscences d’évènements accumulés au travers de milliards d'années d'évolution. Que deviennent nos souvenirs une fois effacés de notre mémoire, où vont-ils"? C’est précisément à cette question que répond ce prodigieux spectacle truffé de multiples références à la vie sous toutes ses formes, sur et dans la mer, qu’il s’agisse de la beauté de la nature, de la paix qu’elle engendre, du bonheur qu’elle nous procure mais, aussi, de ses revers et infortunes - pour la plupart causés par l’Homme - et des catastrophes qu’ils génèrent.
Cliquer sur les photos pour les agrandir
L’œuvre débute dans un calme olympien au sein d’un océan de pureté, auréolé de paix et de félicité, depuis, semble-t-il, la nuit des temps. Tout s’avère parfait dans le meilleur des mondes. Les poissons nagent paisiblement entre deux eaux, leur corps ondulant gracieusement ; les crabes errent sur le sable des profondeurs en quête d’un petit crustacé pour se nourrir, tandis qu’en surface, les navires évoluent sereinement au gré des vagues, s’accommodant tant bien que mal du roulis et du tangage qui les secouent inopinément. Une force génératrice de rouleaux et d’écume de mer, qui vont tour à tour mourir pour renaître l’instant suivant, avec une régularité inéluctable et avec une normalité qui ne surprend ni ne dérange, dans laquelle on a tendance à s’évader, voire à se blottir.
Toutefois, tout n’est pas aussi idyllique que l’on voudrait bien le croire. Et, si le chorégraphe ne fait pas implicitement état de la gravissime nouvelle qui vient de nous être délivrée par la communauté scientifique, à savoir que la Méditerranée est la mer la plus polluée du monde par les plastiques, lesquels engendrent la mort à petit feu d’une bonne partie des milliards d’êtres qui y vivent, il fait bien allusion aux naufrages des bateaux chargés d’émigrés lesquels, du fait de leur faible robustesse, ne parviennent bien souvent pas à surmonter les titanesques tempêtes aux quelles ils doivent faire face, conduisant eux aussi à la mort - dans de terribles angoisses et d’effroyables souffrances - de centaines, voire de milliers d’êtres humains. Il en est bien évidemment très profondément affecté et exprime avec une puissance incommensurable les souvenirs et évènements qui résonnent dans son corps, ce par le truchement d’une émotion qu’il parvient à communiquer pleinement à son public grâce à la maîtrise parfaite de sa science et de son art. Sa gestuelle lente et pondérée, pleine de retenue, fortement chargée de sens, reflète parfaitement les tourments de son âme accumulés durant des décennies. Et c’est peut-être cette réflexion qu’il cherche aujourd’hui à transmettre par son art aux générations suivantes, afin qu’elles prennent conscience que, s’il a fallu quelques centaines de millions d’années pour construire notre corps et toute la vie qui l’auréole, il ne nous faudra sans doute que quelques milliers d’années pour l’anéantir totalement. Sa danse exprime le fait que nous ne devons pas perdre de vue que nous sommes tous issus de la terre qui embrasse l’univers et que, quelque part à l'intérieur de nous, nous aurions dû garder le souvenir de l’époque où nous étions fleurs, arbres, animaux, pierres, ou poussière d’étoiles… Et aussi que nous devrions sentir que toute la nature est notre corps, et que ce corps fait partie de l’univers. Et, enfin, que notre seul but désormais doit être de le protéger et de le préserver.
J.M. Gourreau
Méditerranée / Atsushi Takenouchi, Espace culturel Bertin Poirée, Paris, 30 & 31 janvier 2020.
*Atsushi Takenouchi est un danseur et chorégraphe japonais, fondateur du Jinen Butô et, en 2014, de son école à Pontedera (Italie). Il se produit aujourd’hui régulièrement en solo dans toute l’Europe, tout particulièrement en France, notamment à Paris et en Avignon, ainsi qu’en Italie, en Espagne et en Suisse. Les bases de son art lui ont été communiquées par le fils de Kazuo Ohno, Yoshito, très récemment décédé. Mais il a eu aussi l’heur de travailler à ses débuts avec Tatsumi Hijikata et Kazuo Ohno lui même. En 1980, il rejoint la compagnie de danse butoh "Hoppo-Butoh-ha" à Hokkaido. Ses premiers solos "Itteki" et "Ginkan", sont des œuvres d’expression universelle ayant trait à la nature, la terre, les temps anciens, l’environnement... De 1996 à 1999, il effectue, avec « Jinen », une tournée de trois ans à travers le Japon au cours de laquelle il donnera quelque 600 improvisations inspirées par l'univers de Kazuo et de Yoshito Ohno. Depuis 2002, il est principalement basé en Europe, et présente essentiellement ses solos dans des festivals.
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Yumi Fujitani / Aka-Oni / Hommage à Usume, divinité de la gaieté nippone
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 04/02/2020
- Dans Critiques Spectacles
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Photos J.M. Gourreau
Yumi Fujitani :
Hommage à Uzume, divinité de la gaieté nippone
Les premiers pas dans notre capitale de Yumi Fujitani, danseuse et chorégraphe de butô(1), remontent à l’année 1985, date à laquelle on la rencontre dans la compagnie Ariadone de Carlotta Ikeda et de Kô Murobushi chez lesquels elle fit ses débuts en 1982. Elle restera avec eux comme première danseuse durant une dizaine d’années, les quittant pour explorer, le plus souvent en solo, des formes d’expression plus diversifiées par l’entremise d’autres arts que la danse, comme ceux du théâtre, du clown, du mime, de la marionnette, de la voix, des arts plastiques et de la vidéo. C’est la raison pour laquelle on ne s’étonnera pas de la voir coloniser des lieux insolites comme "Le Socle", cette toute petite placette de découverte et de rencontres artistiques d’une trentaine de mètres carrés, sise à deux pas de Beaubourg, à l’angle de la rue St Martin et de la rue du Cloître, et ce, dans une performance en plein air pour le moins étonnante.
Qui donc, en effet, est ce personnage émergeant d’un velum rouge-sang, en partie enrubanné de bandelettes de même couleur, lesquelles, certes, évoquent un cordon ombilical mais qu’il va dérouler comme un fil d’Ariane au cours de la représentation ? Ce fil ne pourrait-il pas symboliser les liens qui la rattachent à ses maîtres Carlotta Ikeda et Kô Murobushi ? Qui donc encore est cette jeune femme enfantine, pleine de gaieté et de bonne humeur qui va se découvrir dans un striptease inattendu après avoir grimpé sur le Socle ? Va-t-on assister à une cérémonie d’exorcisation ? En fait, Aka Oni(2) est une création dans laquelle Yumi explore, sous les accents éthérés des musiciens Jean-Brice Godet ou Simon Drappier, l’archétype de la femme sous diverses facettes, dans la mythologie japonaise comme dans la réalité, en quête de sa véritable identité, et il n’est pas surprenant qu’elle se réfère dans ses pièces à la mythologie ou à de vieilles légendes nipponnes encore ancrées dans les mémoires aujourd’hui, en particulier au shintoïsme. Cet ensemble de croyances, parfois reconnues comme religion(3), est un mélange d’éléments polythéistes et animistes dont l’une des principales héroïnes en est la déesse shinto du soleil, Amaterasu, le Dharma(4) du rouge, figuré sous l’apparence du disque solaire sur le drapeau japonais. Selon cette religion, celle-ci serait l’ancêtre de tous les empereurs japonais. C’est également cette divinité qui aurait introduit la riziculture et apporté la culture du blé au Japon. Dans cette création, Yumi incarne Uzume, aussi appelée Okame, divinité de la gaieté et de la bonne humeur, connue pour avoir, par le truchement d’une danse érotique, aidé les dieux à ramener la lumière sur terre en faisant sortir la déesse du soleil, Amaterasu, hors de la caverne d’Iwayado où elle s’était réfugiée à l’issue d’une querelle avec son frère Susanoo. Par ailleurs, cette couleur rouge, comme évoqué dans le programme, est aussi la couleur du hakama écarlate, costume traditionnel des Miko, ces jeunes femmes chargées depuis les temps très anciens d’assister dans leur mission les prêtres des sanctuaires shintoïstes ; elles rapportaient la parole des dieux ainsi que des prophéties, à la manière de la pythie de Delphes à la période de la Grèce antique. Traditionnellement, elles étaient vierges et quittaient le sanctuaire lorsqu’elles se mariaient.
Amaterasu sortant de la grotte céleste d'Iwayado sous l'égide du dieu de la force, Ame-no-Tajikarao, par Shunsai Toshimasa, 1887
Comme on peut en juger, ce trop court spectacle - mais peut-on en demander davantage à une artiste contrainte à se dévêtir le soir en plein hiver dans la rue pour faire passer son propos - renferme une foultitude de messages plus prégnants les uns que les autres qui nous révèlent nombre d’éléments sur l’histoire, la culture et les religions d’un peuple avec lequel nous ne sommes encore que très mal familiarisés.
J.M. Gourreau
Aka-Oni / Yumi Fujitani, Le Socle, Paris, 30 & 31 janvier 2020, dans le cadre du Festival « Faits d’hiver ».
(1)Le butô est une danse contestataire imprégnée de bouddhisme et de croyances shintô, plus proche de la performance que de la danse occidentale. Cet art, qui avait éclos une douzaine d’années plus tôt sous l'égide de Tatsumi Hijikata et de Kazuo Ohno dans les remous socio-politiques des années soixante, mêlait érotisme, homosexualité et androgynie. Au moment de sa naissance en 1959, il était catalogué comme scandaleux et n’était présenté qu’en cachette, dans des espaces réduits, des arrière-salles de café ou sur de toutes petites scènes, se développant à bas bruit. Vingt ans plus tard cependant, ce mouvement sort de ses frontières et de sa marginalité, se développe en intégrant d’autres cultures, se diversifie, donnant naissance à plusieurs sous-lignées parmi lesquelles le Dairakuda-kan d’Akaji Maro, le Sankai Juku d’Ushio Amagatsu, le butô blanc de Masaki Iwana, le Sebi de Kô Murobushi et Ariadone de Carlotta Ikeda.
(2) Aka en japonais signifie rouge. Quant aux Oni, ce sont des créatures du folklore japonais populaire présentes dans les arts, notamment dans la littérature et le théâtre. Leur apparence diverge selon les sources mais ils ont habituellement une forme humanoïde, une taille gigantesque, un aspect hideux, des poils ébouriffés, des griffes acérées et deux protubérances en forme de corne sur le front. Ce sont des démons qui peuvent s’apparenter, dans la littérature occidentale, aux trolls ou aux ogres.
(3) Ses pratiquants seraient aujourd’hui plus de 90 millions au Japon.
(4) Le dharma est l'un des trois Trésors ou trois Joyaux du bouddhisme : le bouddha (l'Éveillé), le dharma (l'enseignement) et le sangha (la communauté). Selon Wikipedia, le dharma désigne, dans son contexte primitif indien, tout à la fois la loi, l'ordre, la condition mais également le devoir et la bonne conduite. Dans une perspective bouddhiste, la signification de ce terme s'infléchit dans une double direction : tout d'abord, il désigne la condition de l'existence au sens le plus large. On parle des dharmâ (au pluriel), autrement dit, des différents phénomènes physiques ou mentaux expérimentés. La liste la plus connue répertorie cent dharmâ qui couvrent l'intégralité de ces phénomènes. Toutefois, notre existence est loin de l'abstraction que l’on relève dans les listes de ces répertoires, et l'on pourrait simplement traduire le dharma par "la vie". L'enseignement du bouddhisme puise dans la vie pour y revenir sans cesse, l'élargir et l'éveiller. En fait, le bouddhisme réunit la vie à son enseignement.
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Camille Mutel / Not I / L'offrande
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 31/01/2020
- Dans Critiques Spectacles
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Camille Mutel :
L’offrande
Chez Camille Mutel, tout est longuement, mûrement réfléchi, soigneusement mesuré ; chacun de ses propos est toujours exposé avec calme, dans la lenteur et la sérénité, donnant à son interlocuteur le temps à la réflexion, lui permettant de déguster avec félicité les images qui lui sont proposées. Comme dans ses précédents spectacles, cette chorégraphe fait preuve d’une très grande empathie vis-à-vis de ses semblables, tout particulièrement dans Not I, premier volet d’une quadrilogie intitulée « La place de l’autre ». Cette création fait allusion à ceux qui ont faim, certains pourraient y voir le bon samaritain de la Bible, tentant de trouver des remèdes à leur détresse. Dans ce solo, la chorégraphe -interprète dresse un cérémonial, celui de la préparation d’un repas qu’elle va proposer à l’un des spectateurs à l’issue du spectacle. On peut bien évidemment penser à La Cène de Léonard de Vinci ou aux tableaux représentant l’eucharistie pour les catholiques, la Sainte-Cène pour les protestants, sacrement chrétien qui occupe une place centrale dans la doctrine et la vie religieuse de la plupart des confessions chrétiennes. Ce rite fut institué par Jésus-Christ qui, la veille de sa passion, distribua du pain et du vin aux apôtres en tenant ces paroles : "Ceci est mon corps, ceci est la coupe de mon sang… Faites ceci en mémoire de moi".
Photos J.M. Gourreau
Dans sa note d’intention, Camille Mutel évoque le fait de placer ce cérémonial sur le plan de l’intime, comme un manifeste pour un art de la relation et, en cela, place le paradigme dans une dimension résolument laïque. Ici pas de pain mais bien du vin que Camille Mutel va offrir à un spectateur, judicieusement choisi dans l’assistance, un homme ou une femme qui sera, par son attention, entré en communion avec elle au cours du spectacle. C’est en fait un repas, certes symbolique, qu’elle prépare minutieusement, cérémonieusement, devant lui tout au long de la représentation. La table qu’elle va dresser, faite d’une simple planche posée sur un étau de menuisier, peut faire penser à Saint-Joseph l’ouvrier, un homme humble parmi les humbles s’il en est un, et la blouse blanche qui fait office de nappe, évoque elle aussi celle d’une travailleuse, douce et sans tâche, à l’image de la vierge Marie. Le repas quant à lui sera constitué non de pain mais d’un plat d’oignons accompagné d’un maquereau - le plat du pauvre - que la chorégraphe va se mettre en devoir de trancher à l’aide d’un couteau de boucher extirpé de la poche de son tablier avant de le livrer comme une offrande à l’issue de la soirée.
Derrière ces gestes, fort violents, d’ailleurs assénés sur un oignon après mûre réflexion par la chorégraphe avec une impulsivité et une sauvagerie étonnantes, se cachent toutefois d’autres interprétations, en particulier l’intention de tuer, d’annihiler une vie, qu’elle soit animale ou végétale, d’ailleurs. Dans certaines peuplades primitives, les offrandes ne résultaient-elles pas de sacrifices bien souvent animaux voire humains ? D’un autre côté, ces tranches d’oignon, ne pourraient-elles pas être assimilées à des hosties ? Comme on le voit, malgré la ténuité de son propos et lenteur de son action, ce spectacle ouvre de nombreuses voies à la réflexion, déroulant un paysage propre à l’imagination. Il n’en reste pas moins avant tout une œuvre charismatique qui fait honneur à son auteur.
J.M. Gourreau
Not I / Camille Mutel, le Point Ephémère, Paris, 28 & 29 Janvier 2020, dans le cadre du festival « Faits d’hiver ».
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Lucinda Childs / The day / Commémoration
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 27/01/2020
- Dans Critiques Spectacles
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Lucinda Childs :
Commémoration
La tragédie du 11 septembre 2001 est restée dans toutes les mémoires. Ce matin là, deux avions détournés par les membres du réseau Al-Qaïda sont projetés sur les deux tours jumelles du World Trade Center de Manhattan à New York, causant la mort de 2977 personnes. A quelque distance de là, le compositeur de musique minimaliste David Lang et la violoncelliste Maya Beiser sont en train de travailler sur le Concerto pour violoncelle solo et violoncelles préenregistrés, World to come (1). Pour rendre hommage aux victimes de cet attentat, Maya Beiser suggère au compositeur d’adjoindre à leur œuvre une pièce commémorative au sein de laquelle des voix seront superposées à la partition musicale. Celles-ci reprennent de courts textes rassemblés ou composés par David Lang à partir de quelque 300 réflexions recueillies sur le net après avoir posé sur Google la question : "I remember the day that I…" (Je me souviens du jour où j’ai…). Ces phrases, qu’elles soient insolites, cocasses, émouvantes ou tragiques, sont insérées au rythme d’une toutes les six minutes dans la partition musicale de la première partie de The day, œuvre qu'il nous est donnée de voir en création européenne aujourd’hui. Celles-ci ne sont que le reflet de notre quotidien et viennent rétrospectivement en écho à la seconde partie de cette pièce, World to come. Ce duo, chorégraphié par Lucinda Childs pour Wendy Whelan et interprété sur scène par la musicienne Maya Beiser, questionne, comme le précise cette dernière, "la notion de vie, de disparition et d’anéantissement soudain". C’est à Wendy Whelan que revint l’idée de proposer à Lucinda Childs, par le biais de Maya Beiser, la composition d’une chorégraphie sur ce poème musical à deux facettes, lesquelles, bien que se rejoignant, se révèlent finalement diamétralement opposées. "Lucinda était très à l’écoute ; elle suggérait des idées et je restituais ses envies", nous rapporte Wendy... Pourtant, tout ne fut pas aussi simple pour cette artiste. Celle-ci fit en effet une grande partie de sa carrière - une bonne trentaine d’années - d’abord comme danseuse puis comme étoile auprès de Balanchine au New York City Ballet, avant de prendre la codirection artistique de cette illustre compagnie. Or, pour une danseuse d’essence exclusivement classique, se convertir à l’art de Lucinda n’était pas une sinécure ! Fort heureusement pour elle, elle eut l’heur de travailler avec Jérôme Robbins qui l’initia à une forme de danse toute différente, pour ne pas dire diamétralement opposée, ce qui lui permit d’aborder sans trop de difficultés le style de la chorégraphe, qu’elle admirait énormément, et qui le lui rendait bien d’ailleurs…
Photos Nils Schlebusch
Le résultat fut aussi étonnant que captivant, et ce, à divers titres. En premier lieu, et pour paraphraser ces quelques mots qu’Yvonne Rainer adressait le 4 avril 2002 à Lucinda Childs (2) à propos de son solo Description, créé en 2000 (3) : "Superbement élégant, comme je m’y attendais... Mais c’était la première fois que je t’entendais parler sur scène. C’était fascinant - un tour de force de contrôle d’économie mais, aussi, délicat et expressif. Tu continues à être une présence unique." Termes particulièrement élogieux qui peuvent fort judicieusement être adressés à Wendy Whelan, interprète chorégraphique de cette œuvre très "puissante" qu’elle maîtrisa avec une remarquable fluidité et une très grande musicalité, en dépit des difficultés dont la chorégraphie était truffée. Et ce, malgré la déclamation des textes dans la première partie de l’œuvre dont la présence, certes importante si ce n’est judicieuse, était loin d’être musicale, ce qui altérait la fluidité de la danse.
En second lieu, cette pièce bénéficia d’une scénographie géométrique futuriste fort seyante et d’une très grande originalité, signée Sara Brown, laquelle mettait remarquablement bien en valeur tant les deux interprètes que son sujet. Un praticable incliné en forme de deux trapèzes accolés auréolé d’une lumière d’un bleu électrique et situé côté jardin, séparait le plateau en deux unités, alternativement utilisées par les deux artistes dans les deux parties de l'oeuvre, la violoncelliste dans la première, la danseuse dans la seconde. Une disposition qui rehaussait la complémentarité des deux interprètes, tout en mettant en valeur et en accentuant la subdivision de la pièce, souhaitée et recherchée par leurs auteurs.
J.M. Gourreau
The day / Lucinda Childs, Théâtre de la ville - Espace Cardin, du 24 janvier au 6 février 2020.
(1) World to come sera créé deux ans plus tard, très exactement le 30 octobre 2003, par Maya Beiser au Zankel Hall de New York. Elle inspirera Steve Reich dans sa composition WTC 9/11 en 2010.
(2) Traduction d’un texte écrit sur une carte postale qu’Yvonne Rainer adressa à Lucinda Childs à New York, le 4 avril 2002. Document faisant partie de l’exposition « Archives de spectateurs » présentée au CND à Pantin du 22.01.20 au 22.02.20.
(3) Solo conçu sur un texte de Susan Sontag qui a été donné à CND à Pantin le 30 septembre 2016 dans le cadre du Festival d’automne.
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Nathalie Pubellier / Non, pas toi ! / Souvenirs, souvenirs, quand tu nous tiens…
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 22/01/2020
- Dans Critiques Spectacles
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Nathalie Pubellier
Photos J.M. Gourreau
Nathalie Pubellier :
Souvenirs, souvenirs, quand tu nous tiens…
Que du bonheur ! C’est avec beaucoup de chaleur, de naturel et de poésie que Nathalie Pubellier évoque quelques truculents passages de sa vie de danseuse. Non, pas toi est une sorte de récit autobiographique vif, gai, spontané, malicieux, plein d’à-propos et d’allant, tendre et grave tout à la fois, dans lequel elle joint le geste à la parole. Quelle aisance, quelle justesse, quelle gouaille, quel bagout ! Bluffant… C’est remarquable de voir la justesse et la précision avec lesquelles le librettiste et concepteur du projet, Benoist Brumer et, surtout, le chorégraphe, Jean Gaudin*, sont parvenus à saisir la personnalité passionnante et passionnée de cette artiste dont on ne soupçonnait pas toute l’étendue des talents… Ils en ont brossé un portrait truffé d’anecdotes plus cocasses les unes que les autres qui nous sont narrées avec beaucoup d’humour et un immense bonheur. Il faut avouer que c’est fichtrement euphorisant d’avoir face à soi un être qui respire autant la joie de vivre et qui nous la communique avec une verve incommensurable, une aisance étonnante, une allégresse qui réchaufferait les cœurs les plus endurcis ! Car elle la revit avec un plaisir non dissimulé, son aventure !
Tout a commencé il y a environ un an et demi. Nathalie éprouvait le besoin de partager ses souvenirs, de ré-évoquer la joie qu’elle eut, depuis sa plus tendre enfance, de danser, de créer, autant pour elle que pour les autres d’ailleurs. Si la plupart des artistes prennent la plume pour le dire, elle, pour sa part, préféra le geste et le verbe. Il faut dire que, toute sa vie fut fertile en évènements. Pas toujours heureux toutefois. Comme nombre d’artistes, elle dut se battre, parfois plus que d’autres, contre l’adversité. Sa destinée ne fut déterminée que tardivement, à l’issue de ses études de biologie animale à l’université de Marseille, imbibée de la philosophie de Spinoza qui identifiait Dieu à la nature. Une décision qui fut prise en une nuit alors qu’elle était encore étudiante à la faculté des sciences et ce, après avoir rencontré Karin Waehner, dont la doctrine était fondée sur la transmission des émotions. Très vite, elle prit des cours avec elle, s’imprégna de sa pensée et de sa philosophie, adopta sa discipline. Des échanges on ne peut plus fructueux qui lui permirent de s’immiscer dans le monde du théâtre, de mixer cette discipline à l’art de Terpsichore, de placer sa voix, de trouver les états de corps qui s’accordent avec elle… Tout cela pour se retrouver, quelque temps plus tard, mascotte au Paradis latin, baignant dans un monde totalement artificiel…
Nathalie Pubellier
Non, pas toi ! est une œuvre construite par petites touches évoquant les Petites madeleines de Proust, qui réunissent les arts de Terpsichore et Polymnie, au sein de laquelle les émotions qu’elle a engrangé durant toute son existence ressurgissent, et qu’elle nous fait partager avec une grande simplicité. Un travail qui met en exergue son tempérament primesautier, un tantinet frondeur et capricieux, son humour - irrésistible dans sa parodie des méthodes pédagogiques, - sa préciosité mais, surtout, une exubérance pour le moins débordante. Si elle n’avait pas été danseuse, elle aurait d’ailleurs pu tout aussi aisément et avec le même bonheur embrasser la carrière de comédienne… Quoi qu’il en soit, voilà une pièce captivante, émouvante et qui réchauffe les cœurs les plus endurcis ! Et, en outre, une sacrée performance…
Sierra Kinsora et Tudi Deligne
Chacune des 5 représentations s’ouvrait chaque soir sur une piécette très courte, trop même, généralement l’œuvre d’une jeune artiste encore peu connue. A cette occasion, il m’a été donné de revoir une toute jeune danseuse que j’avais pu découvrir trois ans plus tôt à l’occasion du festival « En chair et en son » de 2017, Sierra Kinsora, dans une création intitulée The colour ; par son intériorité, son expressivité et sa tranquille assurance, elle m’avait évoqué l’art de Kazuo Ohno dans sa fabuleuse interprétation de La Argentina (voir dans ces mêmes colonnes au 26.10.2017). Dans ce spectacle, elle interprétait, avec le danseur Tudi Deligne, une très courte pièce de danse butô, 30.000 ans et douze minutes, dans laquelle elle apparaissait telle une ombre immatérielle, toujours aussi éthérée et envoûtante, captant l’énergie cosmique des spectateurs pour la concentrer, la démultiplier et la faire rejaillir comme une aura autour de son corps. Fascinant.
J.M. Gourreau
Non, pas toi ! / Nathalie Pubellier & 30 000 ans et douze minutes / Sierra Kinsora & Tudi Deligne (Cie Infradanse), Espace Culturel Bertin Poirée, Association franco-japonaise Tenri, Paris, du 16 au 22 janvier 2020, dans le cadre du Festival « Faits d’hiver ».
* La connivence entre Nathalie Pubellier et Jean Gaudin ne date pas d'aujourd'hui. En 2012 en effet, Nathalie proposait à Jean d'être l'interprète de son solo Henri, remanié spécialement pour lui et, l'année suivante, Jean réalisa pour elle un solo sublime, Al Atlal, qui fut présenté au Théâtre de verre à Paris en avril 2013 (Cf. dans ces mêmes colonnes au 19 avril 2013).
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Thomas Chopin / Le charme de l’émeute / Un "charme" qui remet en question
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 20/01/2020
- Dans Critiques Spectacles
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Photos J.M. Gourreau
Thomas Chopin :
Un "charme" qui remet en question
S’il est un sujet d’actualité brûlante, c’est bien celui des émeutes. On songe bien sûr à celles de mai 68, à celles des Gilets jaunes ou, à l’heure actuelle, à celles de la réforme des retraites. Mais les révoltes qui ont motivé et déterminé Thomas Chopin à s’emparer de cette thématique ne sont pas tant celles-ci que celles du "Printemps arabe" en Tunisie, en Jordanie et en Egypte en 2011, voire celles d’Ukraine en 2014, lesquelles ont abouti à la chute du pouvoir en place. Née de la contestation, cette problématique existe cependant depuis la nuit des temps avec plus ou moins d’acuité, impliquant, suivant le sujet, des effectifs et des moyens plus ou moins importants, avec des résultats éminemment variables. Or, la question que s’est posée le chorégraphe est celle de savoir quelles en étaient les conséquences, et s’il était judicieux de s’y laisser embarquer. Le charme de l’émeute apporte quelques éléments de réponse à cette question cruciale. Aujourd’hui en effet, les révoltes sont devenues un problème récurrent dans notre société, "un langage pour ceux qui n’ont pas accès à la parole ou à la représentation politique, les jeunes et les pauvres", nous rappelle le chorégraphe. Les crises tant politiques qu’économiques ont pour effet de réveiller le chat qui dort et de soulever les foules. Rien qu’en 2013, pas moins de 2000 émeutes ont ébranlé notre monde, par ailleurs déjà bien malmené…
Photos et photo du portrait de T. Chopin : C. Beauregard
Curieusement, la pièce de Thomas Chopin débute par une sorte de mascarade, les danseurs s’étant affublés de masques évoquant le carnaval, déguisements plus terrifiants les uns que les autres, celui de la mort étant bien évidemment l’un des plus glaçants. Or, il faut savoir que, déjà à l’époque de Molière, les carnavals étaient interdits car fréquemment générateurs d’émeutes. Bien que ces carnavals soient le plus souvent sujets à des rassemblements festifs, il n’était pas rare, par souci du maintien de l’ordre, que ces agapes se terminent encadrées par la maréchaussée… Il est vrai que ces élans joyeux, pacifiques à leur origine, dégénèrent sous l’impulsion de paroles malheureuses, des vociférations qui fusent, de mouvements d’humeur qui s’aggravent et se transforment en violence au fil de l’action et du temps.
C’est tout cela qu’évoque platoniquement le chorégraphe avec beaucoup de fatalisme, par le truchement de cinq danseurs profondément engagés, au travers d’une chorégraphie percutante, pleine de mesure et de retenue mais mordante, laissant tout de même une certaine place à l’improvisation, permettant ainsi à l’instinct spontané des interprètes de ressurgir suivant leur état d’esprit et le ressenti du moment. Une chorégraphie sans emphase, précise, mêlant théâtre et cirque à la danse, dans laquelle le naturel prend le pas sur la sophistication. Thomas Chopin a eu en effet l’occasion à plusieurs reprises d’observer le comportement de ces êtres qui engagent corps et intellect pour obtenir gain de cause, sans se soucier des conséquences immédiates que leur actes, bien que profondément humains, pourraient engendrer à leur encontre. Des affrontements d’ailleurs plus suggérés que réellement exécutés, suffisamment lisibles pour engager la réflexion chez le spectateur. Une création qui est la suite logique de sa pièce précédente, Ordalie, quatuor qui "interrogeait la capacité de l’individu à se régénérer par la prise de risque" et qui met en avant la volonté de l’Homme d’asseoir son désir d’indépendance, sa soif de liberté face à un ordre établi, qu’il se voit contraint de transgresser en engageant collectivement son âme et son corps dans une bataille dont il ne ressortira pas nécessairement victorieux. Certes, l’émeute est nourricière et forge l’homme à vivre en société. Mais peut-on réellement trouver un quelconque charme à ces manifestations libératoires parfois génératrices de mort ?
J.M. Gourreau
Le charme de l’émeute / Thomas Chopin, Théâtre de la Cité Internationale, Paris, dans le cadre du festival « Faits d’hiver ».
Pièce créée à Nantes le 14 janvier 2019.
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Teresa Vittucci / Hate me, tender / Un ineffable parfum de scandale
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 17/01/2020
- Dans Critiques Spectacles
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Photos Yushiko Kusano
Teresa Vittucci :
Un ineffable parfum de scandale
On lui aurait pourtant donné le Bon Dieu sans confession. Avec ses allures de matrone un tantinet rondouillarde - fort loin, il est vrai, des canons que l’on imagine être ceux d’une danseuse - et son assurance tranquille, endosser le personnage de la Vierge Marie, divinisée autant par les chrétiens du monde entier que par les musulmans, pour la déparer de ses attributs sacrés, de son innocence, de sa pureté…, et l’asservir, l’émanciper, tout en lui conférant un petit air sardonique, voire démoniaque, était carrément sacrilège, plus exactement, iconoclaste. En fait, cela ne nous étonne pas de la part de son auteure, Teresa Vittucci, artiste suisse d’origine autrichienne, quand on sait que ses deux précédents soli traitaient de sujets tout aussi tabous sur le même ton de la dérision: si Lunchtime, créé en 2015, évoquait la faim dans le monde, il développait aussi le thème du désir et de l’appétit sexuel… Et All eyes on (2017), celui de l’exhibitionnisme et du voyeurisme! Quant à Hate me, tender (déteste-moi, mon cher), sous-titré Solo pour un féminisme du futur qui nous est donné à voir aujourd'hui et qui lui valut le Prix suisse de la danse en 2019, elle aborde les thèmes de la haine et du féminisme en prenant le contrepied de l’image que l’on se fait de la Vierge, une femme angélique, candide, adulée, à l’opposé de ce que l’on rencontre généralement dans la société d’aujourd’hui, souvent dominée par la haine et la vengeance.
En fait, de la part de cette artiste, tout n’est finalement que malice et rouerie délibérée. C’est dans un décor on ne peut plus dépouillé qu’elle nous livre son propos, puisqu’il n’y a sur le plateau qu’un grand vase, n’offrant à la vue qu’un bien maigre bouquet de fleurs blanches et quelques feuilles de roseau disposées en éventail. A ses côtés, Teresa Vittucci git sur le sol, en talons hauts mais dans le plus simple appareil, le corps peinturluré d’une sorte d’arbre de vie, soulignant ou délimitant une musculature factice, en partie estompée par un voile en tulle, d’un rouge-orange criard évoquant le feu dévorant qui la consume petit à petit, dévoilant sa véritable personnalité, bien loin de celle que l’on imaginait chez le personnage dont elle a endossé l’apparence et qu’elle déconstruit petit à petit. Et, tout au long du spectacle, l’on se demande bien si c’est "de l’art ou du cochon"… Tout va d’ailleurs dans ce sens, jusqu’au texte susurré à voix basse "Ô vierge pure, réjouis-toi, épouse inépousée…" issu de l’hymne religieux Agni Parthene, chant grec composé par Saint Nectaire d’Egine au XIXe siècle, après avoir eu une vision de la Vierge alors qu’il était directeur de l’école de théologie Rizarios d’Athènes.
Le premier moment de stupéfaction passé, on se laisse prendre au jeu tout en se demandant bien jusqu’où Teresa Vittucci va pouvoir pousser le bouchon. Naïveté candide ! Elle se met en effet en devoir de bousculer crûment les traditions et l’ordre établi, franchissant toutes les limites de la bienséance mais, toutefois, avec de louables intentions, celles de faire prendre conscience au monde, que la haine est sans doute le sentiment contagieux le plus odieux, le plus révoltant de la nature humaine. Provocation ? Certes, mais il fallait la faire, oser la faire. Au fond de tout être - et la femme en fait partie - il y a un démon qui sommeille, qui se réveille et émerge de temps à autre, mû par des pulsions incoercibles, se glissant sous la peau des féministes convaincues. Si tant est que cela puisse exister, la femme n’est pas uniquement la mater dolorosa décrite dans la Bible, symbole de la virginité, de l’innocence, de la résignation et du sacrifice. La mère de Dieu se doit "de remettre de l’ordre dans le chaos de ce monde et du chaos dans l’ordre", nous dit la chorégraphe. Et c’est en féministe émancipatrice, engagée et convaincue - et non en icône du christianisme - qu’elle se présente aujourd’hui devant son public, déconstruisant l’image de la pureté angélique féminine traditionnelle, quitte à réveiller un mort. Mais il faut bien de tout pour faire un monde… Ainsi va la vie !
J.M. Gourreau
Hate me, tender / Teresa Vtitucci, Centre Culturel Suisse à Paris, les 15 & 16 janvier 2020. Dans le cadre du Festival « Faits d’hiver ».
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Emanuel Gat / Works / A la découverte de l'autre, des autres
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 11/01/2020
- Dans Critiques Spectacles
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Emanuel Gat :
A la découverte de l’autre, des autres…
Works, baptisé à l’origine Ten works, est le fruit d’une collaboration entre la compagnie d’Emanuel Gat et le Ballet de Lyon, réunissant, dans une confrontation amicale, 10 danseurs de chaque troupe. Deux ans après sa création en 2017, le chorégraphe israélien associé à Chaillot en a remonté une nouvelle version uniquement pour les danseurs de sa compagnie, celle-ci développant les divers éléments mis en œuvre dans la première. Cette nouvelle pièce met davantage en avant le talent des interprètes, leur engagement, leur intériorité, leur lyrisme et l’originalité de chacun d'eux…
Le rideau s’ouvre sur une horloge digitale posée à même le sol, côté jardin ; ses caractères rouges, qui égrènent à rebours minutes et secondes, tranchent sur la blancheur éthérée qui règne sur la scène. Alors que les premières notes de la musique se font entendre, les dix danseurs envahissent petit à petit le plateau. Ils s’observent avec attention, s’animent, se rencontrent, papillonnent. Des petits groupes se forment par duos, trios, quatuors ou sextuors. S’instaure alors un flux de mouvements simples et virtuoses tout à la fois, aussi lyriques que légers, d’une très grande poésie et d’une harmonie transcendante, lesquels enveloppent le spectateur pour le transporter au sein d’un monde dans lequel explosent bonheur et joie de vivre, une sorte d’éden passionnel et ludique fondé sur l’écoute de l’autre, des autres, et dans lequel semble régner une inaltérable sérénité. Les sentiments de chacun des protagonistes à l’égard de ses compagnons éclatent et rejaillissent sur les spectateurs subjugués.
Photos Julia Gat
Les tableaux ainsi formés, dans un éclectisme musical étonnant qui va de Bach et Strauss à Emanuel Gat lui-même en passant par Nina Simone, retracent des instants privilégiés de la vie des interprètes, puisés dans leurs souvenirs, leur vie quotidienne, voire leurs aspirations futures. Des amitiés naissent, des liens finissent par se nouer, les affinités des uns pour les autres se révèlent et s’affirment, des stratégies prennent corps ; les jeux, dialogues et échanges gestuels qui s’établissent donnent naissance à la formation de groupuscules qui s’étoffent ou se dissolvent au fil du temps ; les tempéraments les plus forts émergent progressivement, endossant les responsabilités en parfaite entente avec les autres, à la recherche d’une connexion. « Pour moi, nous dit Emanuel Gat, une pièce chorégraphique est une conversation entre les interprètes ». Et, effectivement, outre leur humanité et leurs stratégies, ce que la pièce met en avant, c’est leur écoute de l’autre et leur sens des responsabilités. Les variations qui composent les six séquences de l’œuvre sont le fruit d’une collaboration, voire d’une communion du chorégraphe avec ses danseurs, lesquels peuvent les agencer à leur guise, à l’image d’un jeu dont les cartes seraient redistribuées lors de chaque partie, ce qui rend chacun des spectacles unique, différent des précédents ou des suivants. Un bel hommage à ses interprètes, qui se laisse déguster avec beaucoup de plaisir.
J.M. Gourreau
Works / Emanuel Gat, Théâtre national de la danse Chaillot, du 8 au 11 janvier 2020.
Création de la 1ère version le 30 juin 2017 dans le cadre du Festival de Montpellier-danse. Création de la version actuelle le 4 octobre 2019 au Centre Suzanne Dellal à Tel-Aviv (Israël).
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Israel Galván / La consagración de la primavera / Un flamenco iconoclaste
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 08/01/2020
- Dans Critiques Spectacles
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Israel Galván :
Un flamenco iconoclaste
Que l’on ne se méprenne pas : je ne veux pas dire par ces termes que le nouveau spectacle que nous présente Israel Galván est indigne du roi du Flamenco. Non, son zapatéado est toujours aussi étourdissant. Mais La consagración de la primavera est une œuvre sortant des sentiers battus, du flamenco traditionnel tel qu’on l’entend, une pièce déstabilisante qui bafoue les traditions, qui transgresse les codes. Ce qui n’est pas étonnant quand on connait le personnage : il n’est jamais là où on l’attend, et a fait sienne la célèbre devise de Diaghilev : "Etonne-moi !"
Premier sujet d’étonnement : le choix de la partition musicale, Le Sacre du printemps de Stravinsky. Mais cela, on le savait déjà avant de pénétrer dans la salle. Ses aficionados vous diront d’ailleurs que c’est pour cela qu’ils ont été - ou iront - voir le spectacle. On imagine mal en effet une exhibition de flamenco en solo sur cette grandiose partition musicale, même s’il s’agit d’un arrangement pour deux pianos et à quatre mains. Il n’est certes pas le seul à s’être attaqué à ce monument qui a défrayé la chronique durant de longues années et n’a jamais été à l’abri du scandale, tout au moins avant d’être reconnue comme une œuvre de génie… Il était donc dans la logique des choses que Galván s’y frotte lui aussi…
Photos J.L. Duzert & L. Rossi
Seconde surprise : la chorégraphie elle-même. Savez-vous que l’on peut exécuter un zapateado autrement qu’en claquant les talons (ferrés) sur le sol ? Avec les pieds nus par exemple, voire même avec les mains ? Si, si, si, Israel Galván, au travers de cette œuvre, vient d’en faire une démonstration aussi éclatante que brillantissime ! Du grand art, que d’aucuns ont d’ailleurs qualifié de grand guignol… Certes, l’artiste a volontairement fait fi de la tradition, s’écartant du "droit chemin" pour ouvrir d’autres horizons, pour sortir le flamenco de son carcan, ce qu’il pouvait bien évidemment se permettre après en avoir exploré toutes les facettes. Sous cet angle, cette épithète peut donc se comprendre ! Elle ne s’avère d’ailleurs pas fausse si l’on considère sa tenue de scène : une vareuse noire dissimulant un short de même couleur, la jambe droite chaussée d’un bas rouge sang, la gauche quant à elle en étant dépourvue, laissant admirer le jeu de ses muscles… Tenue pour le moins provocante, sinon subversive pouvant faire la joie de ses détracteurs qui n’ont cependant pu faire fi de son éblouissante technique, que lui seul est capable de maîtriser avec une aisance à nulle autre pareille… Et diantre, il l’a fichtrement mise à l’épreuve au travers d’une chorégraphie brutale, emportée, fougueuse, tempétueuse, explosive, agressive… reflet de la violence sourde et contenue dans la partition de Stravinsky, de ses lignes de force, de son essence, de sa substantifique moelle, pour paraphraser Rabelais !
Cela dit, une telle liberté d’expression, une telle provocation, une telle audace génèrent une prise de risque, un défi qu’il assume avec une mâle assurance, si ce n’est avec une certaine fierté. Et, ma foi, on le lui pardonne bien volontiers car il fallait oser le faire, quitte à s’attirer les foudres de ses admirateurs. Sa chorégraphie incisive, percussive, martelée, confère une nouvelle force à l’œuvre tellurique du compositeur, l’ancrant dans le sol sitôt qu’elle en jaillit.
Cette œuvre relativement brève, interprétée avec une éclatante maestria au piano par Cory Smythe et Sylvie Courvoisier - laquelle avait déjà collaboré avec Israel Galván pour La Curva - était suivie par une composition musicale de cette dernière, Spectro, sur laquelle le chorégraphe avait également apposé sa griffe. Une pièce certes de la même veine, et d’essence similaire au Sacre, mais effacée par la force de la partition de Stravinsky, bien que ne dépareillant pas avec elle. Il eut été préférable de l’insérer entre Conspiración, composition pour deux pianos signée Sylvie Courvoisier et Cory Smythe qui ouvrait la soirée et Le Sacre qui aurait dû la clore.
J.M. Gourreau
La consagración de la primavera / Israel Galván, musiques de Stravinsky (Le Sacre du printemps), Sylvie Courvoisier et Cory Smythe, Théâtre de la Ville au 13ème art, du 7 au 15 janvier 2020.
Pièce créée à Lausanne le 23 novembre 2019.
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Yoann Bourgeois / Celui qui tombe /Tout n’est finalement qu’une question d’équilibre…
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 04/01/2020
- Dans Critiques Spectacles
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Yoann Bourgeois :
Tout n’est finalement qu’une question d’équilibre…
Yoann Bourgeois souhaiterait-il initier son public à ce que peut ressentir un immigré lorsqu’il traverse une mer démontée pour fuir son pays et nous dépeindre la somme de courage nécessaire pour affronter une telle épreuve ? Ou bien, chercherait-il à nous faire partager la peur panique qui pourrait gagner à petit feu les entrailles d’un alpiniste gravissant une paroi quasi-verticale lorsqu’il sent la prise qui l’assure se dérober, alors que 400 mètres de vide s’ouvrent sous ses pieds ? A moins qu’il tente de nous communiquer les affres et tourments de cet héroïque voyageur du Roi des aulnes de Goethe dans sa chevauchée diabolique au sein des éléments déchaînés, entraîné par son cheval une sombre nuit d’orage, son fils mourant blotti dans son giron ? Celui qui tombe peut en effet évoquer cela tout à la fois. A bien y réfléchir, nous ne sommes finalement que bien peu de choses face à une nature en colère et déchaînée…
Photos Géraldine Arestéanu
Imaginez un simple plancher en bois, une sorte de radeau de forme carrée de 6 mètres de côté, tantôt monté sur un vérin, tantôt accroché aux cintres, et mobilisé par différents mécanismes ; un dispositif soumis aux lois de la pesanteur ou de la force centrifuge qui va entraîner les interprètes de l’œuvre, trois femmes et trois hommes, dans des bascules, pertes d’équilibre et rotations de plus en plus accentuées… Une aire de jeu pour six danseurs simulant le roulis et le tangage d’un bateau dont le pont serait jonché de matelots pris dans la tourmente s’inclinant alternativement sur bâbord et sur tribord, mouvements qui les embarqueraient d’avant en arrière dans des situations burlesques au sein desquelles ils seraient contraints de s’agripper pour ne pas être entraînés par les flots…
En fait, la pièce qui nous est donnée à voir est composée d’une suite de séquences juxtaposées dans lesquelles les protagonistes, placés dans des situations instables auxquelles ils sont forcés de s’adapter, cherchent à maintenir, voire retrouver leur équilibre dans une lutte permanente contre les éléments déchaînés. Une lutte qui peut parfois se transformer en jeu lorsqu’ils parviennent à maîtriser la situation. Et, comme dans bien des cas, c’est la solidarité qui permet d’éviter la chute. Toutefois, lorsque l’un d’eux vacille et tombe, il entraîne les autres dans le mouvement… N’est-ce pas également le cas pour nombre d'initiatives dans notre société ?
Mais, me direz-vous, et l’art de Terpsichore dans tout cela ? Il semble malheureusement tombé aux oubliettes ou inscrit au registre des abonnés absents, le spectacle s’avérant plutôt une performance circassienne, une quête à la recherche d’un équilibre artificiellement rompu, un défi aux lois de la pesanteur… Un spectacle ludique certes, par moments spectaculaire, qui n’est pas inintéressant du fait de la performance des interprètes mais qui, toutefois, s’avère bien plus proche du cirque que de la danse. Ce que l’on peut peut-être regretter de la part d’un artiste qui tient les rênes d’un Centre chorégraphique national…
J.M. Gourreau
Celui qui tombe / Yoann Bourgeois, Cent Quatre, Paris, du 28 décembre 2019 au 11 janvier 2020.
Pièce créée le 20 septembre 2014 à la Biennale de danse de Lyon.
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Jean-Christophe Maillot / Coppél-i.A. / Coppélia à l’ère de l’intelligence artificielle
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 31/12/2019
- Dans Critiques Spectacles
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Jean-Christophe Maillot:
Coppélia à l’ère de l’intelligence artificielle
C’est un bien beau cadeau de noël que nous a concocté Jean-Christophe Maillot pour ces fêtes de fin d’année en revisitant le plus célèbre ballet d’Arthur Saint-Léon, Coppélia, d’après L’homme au sable, un conte d’Ernst Theodor Amadeus Hoffmann(1). Son idée était on ne peut plus séduisante : pourquoi ne pas remettre au goût du jour ce chef d’œuvre du romantisme en tentant de donner vie à l’automate du savant Coppélius par le truchement de l’intelligence artificielle ? Dans cette création(2), l’intrigue suit la trame originelle du conte. Frantz, le fiancé de Swanilda, est fasciné par la silhouette de Coppélia, une éblouissante jeune fille aperçue dans l’antre du vieux savant. Il s’éprend d’elle, mais celle-ci s'avère n'être finalement qu'un automate... En transposant ce ballet - que Balanchine considérait comme la plus grande comédie - dans un futur proche, Maillot l’a dépoussiéré, éliminant comme d’un coup de baguette magique ce petit côté ringard qu’il pouvait avoir acquis au fil du temps, tout en en exacerbant les qualités humaines sous-jacentes conférées par son créateur et ce, en reconsidérant trois des atouts majeurs de la pièce : sa musique, sa chorégraphie et sa scénographie. La fin de l’œuvre s’avère toutefois infiniment plus sombre que dans le ballet original car sa Coppél-i.A., après avoir découvert l’amour puis la déception amoureuse, prend soudain l’ascendant sur son créateur pour finir, dans un élan sauvage et incontrôlé, par le tuer de ses propres mains, la libérant du même coup de l’emprise qu’il exerçait sur elle… En fait, ce ballet ne nous mettrait-il pas en garde contre les dangers des technologies liées à l’intelligence artificielle et à la robotique ?
Photos Alice Blangero
Et pourtant, s’il est une science qui, aujourd’hui, a réellement le vent en poupe, c’est bien l’intelligence artificielle. Mais qu’entend-t-on exactement par ce terme, abrégé sous le vocable de "I.A.", et que se cache t’il sous ces deux voyelles ? L'idée d'intelligence artificielle émerge dans les années 1950 quand Alan Turing se pose la question de savoir si une machine est apte à « penser ». Le concept d’intelligence artificielle forte, quant à lui, fait référence à une machine capable non seulement de produire un comportement intelligent, notamment de modéliser des idées abstraites traduites en algorithmes(3), mais aussi d’éprouver de « vrais sentiments » (indépendamment de ce que l’on puisse mettre derrière ces mots), de juger de ses actes selon une certaine idée du bien et du mal et de manifester « une compréhension de ses propres raisonnements ». En fait, l’I.A. désigne l’ensemble des théories et des techniques mises en œuvre dans le but de réaliser des machines pouvant simuler l’intelligence et remplacer l'homme dans la concrétisation de certaines de ses fonctions cognitives. Or, dès la fin des années 1980, quelques artistes, en particulier des chorégraphes, s'emparèrent de l'intelligence artificielle pour donner un comportement autonome à leurs créations. Le dernier en date est Israel Galván, icone du flamenco, dans sa proposition chorégraphique, Israel & Israel. Une performance cosignée par le chorégraphe-interprète lui-même et un expert nippon en intelligence artificielle, Nao Tokui. (Voir l’analyse de cette pièce dans ces mêmes colonnes). Idéalement, le comportement du robot créé par l’I.A. doit ressembler à celui de l’être humain, tout en étant aussi rationnel que lui. Présentement, dans la création de Coppél-i.A., Jean-Christophe Maillot s’est posé deux questions : un homme peut-il tomber amoureux d’une machine et, a contrario, un robot peut-il développer des sentiments ? Une réponse précisément apportée conjointement par le chorégraphe, le compositeur Bertrand Maillot et la scénographe Aimée Moreni. La réussite de ce ballet est incontestablement liée à la connivence la plus parfaite entre ces trois prodigieux artistes, et cette création ne doit son succès qu’à cette conjoncture.
Il n’est un secret pour personne que Jean-Christophe Maillot aime tout particulièrement plonger dans les contes et la littérature fantastique pour en retracer et dépeindre à sa manière le caractère - souvent empreint d’une grande humanité - des personnages qui l’ont ému. La Mégère apprivoisée, sa dernière œuvre narrative, créée le 4 juillet 2014 sur la scène du Théâtre Bolchoï de Moscou, en est un des meilleurs exemples. Sa Coppél-i.A. procède de la même veine. Toutefois, si l’argument de ce ballet évoque avant tout l’Homme au sable, on peut y retrouver également la trame de l’Ève future, roman de l’écrivain français Auguste de Villiers de L’Isle-Adam, publié en 1886. Celui-ci retrace les amours d’un jeune Lord et d’une cantatrice fort belle mais, malheureusement, très niaise. Afin d’évincer cette femme dans le cœur du jeune homme, Thomas Edison lui substitue une "andréide", laquelle ressemble physiquement à son modèle humain, mais possède un esprit bien plus évolué.
Si l’on retrouve des bribes et, parfois même, des passages entiers de la musique de Léo Delibes dans Coppél-i.A., le compositeur et frère du chorégraphe, Bertrand Maillot, les a mixés avec une bande son hybride fort originale, tantôt planante, tantôt évocatrice des émotions des personnages sur scène, composée d’allitérations et d’assonances de la partition originelle de Delibes. Une musique instrumentale et vocale seyant parfaitement à cette relecture, qui rehausse tant l’atmosphère futuriste de la pièce que le jeu des danseurs. La chorégraphie qui sert l’œuvre, extrêmement signifiante et en parfaite harmonie avec la danse, met elle aussi en valeur chacun des interprètes, leur conférant un réalisme époustouflant. La palme revient bien sûr à l’héroïne du conte, l’extraordinaire Lou Beyne, qui incarnait avec une finesse, une subtilité, une précision et un vérisme étonnants l’androïde rêvé par Maillot, sachant parfaitement lui donner vie au moment opportun, notamment lorsqu’elle décide froidement de donner la mort à son géniteur, lequel avait malheureusement omis d'inculquer à son androïde, lors de sa mise au point, la première des trois "Lois" d'Isaac Asimov(4), pourtant édictée dès 1942 : "Un robot, ne peut pas porter atteinte à un être humain"... Un acte aussi surprenant que saisissant, exécuté sans aucune once de remords avec un déterminisme glaçant, sans appel, qui contrastait de façon saisissante avec les sentiments de compassion qu’elle semblait avoir éprouvé et communiqué à l’égard de Frantz - alias Simone Tribuna - lors de son duo avec celui-ci.
Matèj Urban, campa lui aussi un Coppélius fascinant, reflétant parfaitement les différentes facettes de son personnage avec réalisme et théâtralité, sans avoir oublié d’y adjoindre une pointe de drôlerie et d’humour. Quant au personnage de Swanilda, il était incarné par une merveilleuse artiste, Anna Blackwell, aussi espiègle que malicieuse, pleine de fougue et d’entrain. Toute la troupe - et, en particulier, les facétieuses amies de Swanilda - d’un niveau artistique et d’une technicité remarquables, servit d’ailleurs merveilleusement ce fabuleux spectacle placé dans un écrin futuriste astral, aux lignes et aux couleurs épurées et d’une sobriété transcendantes, formé de cercles concentriques blancs dans le premier acte et noirs dans le second, signé Aimée Moreni : une jeune designer, scénographe et costumière, à laquelle on doit également le décor et les costumes d’Abstract life, un des derniers ballets de Jean-Christophe Maillot, créé en avril 2018 sur une musique de Bruno Mantovani. Voici donc une nouvelle version de l’un des plus célèbres ballets romantiques du répertoire qui fera date dans l’histoire de la danse.
Coppél-i.A. / Jean-Christophe Maillot et les Ballets de Monte-Carlo, Grimaldi Forum de Monaco, Du 27 décembre 2019 au 5 janvier 2020.
J.M. Gourreau
(1) Plus connu sous le nom d’E.T.A. Hoffmann, cet écrivain (et compositeur) allemand est l’auteur de nombreux contes parmi lesquels on trouve, outre L’Homme au sable, Casse-Noisette et le roi des souris, autre chef d’œuvre du romantisme ayant servi de trame au ballet féérique éponyme de Marius Petipa sur une musique de Tchaïkovski.
(2) Il existe de nombreuses versions de Coppélia ou la Fille aux yeux d’émail. Ce ballet en deux actes et trois tableaux d’Arthur Saint-Léon sur un livret de Charles Nuitter et une partition de Léo Delibes, est créé à l’Opéra de Paris le 25 mai 1870. Marius Petipa en donnera une nouvelle version en 1884, version qui sera à nouveau révisée dix ans plus tard par Lev Ivanov et Enrico Cecchetti. Parmi les plus récentes, il faut garder en mémoire celles de Nicolas Sergueïev en 1933, d’Albert Aveline en 1936, de Michel Descombey en 1966, de Balanchine en 1974 et, l’année suivante, de Roland Petit. Maguy Marin créera la sienne en 1993, Patrice Bart en présentera à son tour une nouvelle en 1996, puis Charles Jude en 1999 et, enfin, Jo Strømgren pour le Ballet du Rhin en 2008. C’est cette dernière œuvre qui se rapproche le plus par son esprit de celle de Jean-Christophe Maillot. D’autres versions plus ou moins adaptées du ballet original comme celles de Ninette de Valois au Covent Garden de Londres (1954), de Pierre Lacotte (1973), ou d’Alfonso Catá (1985) sont également au répertoire d’autres compagnies européennes, américaines ou russes (versions d’Oleg Vinogradov et de Sergueï Vikharev notamment).
(3) Traduire des principes de comportement éthique en algorithmes s’avère un défi peu difficile à relever. Le "calcul éthique" s'inclut en effet naturellement dans le schéma général de fonctionnement d'un robot : d'abord, reconnaître une situation extérieure (c'est-à-dire l'associer à son modèle informatique interne conçu par le programmeur ou appris par l'expérience), ensuite, simuler toutes les actions possibles sur cette situation ainsi que leurs conséquences et, enfin, choisir l'action la plus efficace au regard de l'objectif général programmé. Un algorithme éthique vient brider la deuxième étape (le choix de l'action à effectuer) : il en interdit certaines ou en impose d'autres. Et là, l'intelligence artificielle possède déjà la bonne technologie. A partir de la logique, les informaticiens ont en effet conçu des langages de programmation intégrant des commandes du type "tu dois" (obligation), "tu ne dois pas" (interdiction) ou "tu peux" (permission). Ces trois commandes permettent d'énoncer des règles simples, comme "si tu vois un humain, tu ne dois pas t'approcher à plus d'un mètre", et de les faire respecter par un robot. (Extrait d’un article de Román Ikonicoff, Robot : tu ne tueras point ! paru dans la revue "Science et Vie" le 25 janvier 2012).
(4) Biochimiste de formation, l'écrivain américain Isaac Asimov (1920-1992) a imaginé trois lois auxquelles tous les robots sont supposés obéir, afin de garantir une saine cohabitation avec les humains. Il a présenté pour la première fois cette éthique robotique dans sa nouvelle de science-fiction Cercle vicieux, en 1942, puis en a testé systématiquement les conséquences dans une grande variété de situations. Ces trois lois sont les suivantes :
1 - Un robot ne peut porter atteinte à un être humain ni, restant passif, laisser cet être humain exposé au danger.
2 - Un robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres humains, sauf si de tels ordres sont en contradiction avec la Première Loi.
3 - Un robot doit protéger son existence dans la mesure où cette protection n'entre pas en contradiction avec la Première ou la Deuxième Loi.
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Thierry Malandain / La Pastorale / Une ode à la nature
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 17/12/2019
- Dans Critiques Spectacles
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Photos Olivier Houeix
Thierry Malandain :
Une ode à la nature
Beethoven est un compositeur avec lequel Thierry Malandain aime bien musarder : La Pastorale, sur la symphonie éponyme de ce musicien, est en effet le troisième ballet de ce chorégraphe à s’appuyer sur une sublime partition de ce géant de la musique romantique qu’était Beethoven. Et, comme il fallait s’y attendre, Malandain a créé, en intelligence avec ce compositeur, une œuvre académique d’un lyrisme époustouflant, d’une beauté plastique à vous couper le souffle. Par sa sobriété et son architecture épurée d’abord, permettant aux danseurs de se révéler pleinement au travers d’une chorégraphie d’une fluidité sans égale, totalement calquée sur la musique qu’elle sublime et dont elle exprime parfaitement le contenu ; par sa poésie ensuite, la lecture de l’œuvre procurant au spectateur une sensation incommensurable de bonheur et de paix, évinçant comme d’un coup de baguette magique les affres qui auraient pu lui torturer les entrailles au moment où il glissait ses pieds dans la salle ; par son atmosphère et son message enfin, toujours signifiants, jamais anodins, donnant à réfléchir sur les vicissitudes de notre monde. Or, le choix de cette œuvre symphonique n’est pas un hasard. S’il a profité d’une commande de l’Opéra de Bonn, ville natale du compositeur, pour célébrer le 250è anniversaire de sa naissance, Malandain, comme nombre d’autres chorégraphes, s’avère préoccupé par le devenir de notre planète, massacrée chaque jour davantage par l’inconscience des hommes, bien que ce ne soit pas réellement le sujet de cette pièce. Mais l’on ne peut s’empêcher d’y penser. Que va-t-il bientôt rester de cette Nature dans laquelle nous éprouvons constamment l’impérieux besoin de nous ressourcer ? Car, au rythme où nous allons, nous ne laisserons bientôt plus à nos enfants qu’un désert de pierre et de terre stérile où, quasiment, toute vie aura disparu, un univers artificiel de béton sous l’égide de robots qui n’auront cure du bonheur que Dame Nature aura pu nous procurer en nous y donnant asile et couvert*... C’est donc une réaction profondément viscérale qui a poussé le chorégraphe à mettre en avant sa beauté qui, à elle seule, pourrait sauver le monde. Un monde qui n’est certes pas éternel mais qu’il convient à tout prix de sauvegarder.
Comme nous le faisait remarquer Romain Rolland dans sa biographie sur Beethoven écrite en 1903 et fort heureusement aujourd’hui rééditée, l’âme de ce compositeur était très liée à la nature. Ainsi peut-on y lire au fil de ses lignes : « Il semble que, dans sa communion de tous les instants avec la nature, il ait fini par s'en assimiler les énergies profondes »... Par ailleurs, une gravure colorisée de Franz Hegi datant de 1838, Beethoven am Bach, devenue elle aussi emblématique (cf. illustration), montre le musicien l’air rêveur, assis dans la nature sous un arbre près d'un ruisseau, un carnet d'esquisses dans l’une de ses mains, un crayon dans l’autre avec, en arrière plan, un paysage édénique de collines, châteaux et moutons qui paissent au sein du bocage dans le calme et la sérénité, précisément sur cette terre de bergers "où l’on vivait d’amour"... Beethoven, d’ailleurs, ne le disait-il pas lui-même lorsqu’il écrivait en 1807 dans une lettre adressée à Thérèse Malfatti, une jeune fille de 22 ans plus jeune que lui et qu’il espérait pouvoir épouser : "Quelle chance avez-vous d'être déjà à la campagne ! Je ne pourrais jouir de ce plaisir que dans 8 jours… Comme je serai alors heureux de pouvoir me promener dans les bosquets, les forêts, sous les arbres, dans les herbes, sur les rochers, car personne ne peut aimer la campagne autant que moi : les forêts, arbres, rochers ne rendent-ils pas à l'homme l'écho de ce qu'il souhaite ?"… Et puis, La Pastorale, ne possède t’elle pas comme épigraphe "Souvenir de la vie rustique" ? Il s’avère donc que cette Symphonie n’est pas une peinture mais un manifeste artistique qui s'inscrit dans un héritage musical, lequel prend position dans un débat esthétique : la composition exprime d'abord une expérience émotionnelle, celle du bien-être ressenti par celui qui découvre la campagne et qui respire un air inaltéré. D’ailleurs, la fonction princeps de la musique n'est-elle pas de "peindre", mais d'exprimer ?
Photo Olivier Houeix
Photo Olivier Houeix Beethoven am Bach, par Franz Hegi
Ce sont donc ces émotions et sentiments ressentis par Malandain à l’écoute de cette musique, à laquelle il a adjoint des extraits des Ruines d’Athènes et de la Cantate opus 112, Mer calme et heureux voyage, que l’on retrouve ici, sublimés par une écriture chorégraphique "atemporelle" qui cherche à "exalter la puissance du corps dansant, ainsi que la sensualité et l’humanité des 22 danseurs de la compagnie". Ce ballet, bien évidemment dominé par sa musicalité, révèle, s’il le fallait encore, un chorégraphe d’une sensibilité à fleur de peau, chagriné de voir tant de beauté disparaître. Les gestes et pas qu’il tricote, d’une inventivité étonnante, laissent éclater une émotion non dissimulée au service d’un rêve ; celui-ci embarquerait son personnage central incarné par Hugo Layer, flanqué de quatre guides spirituels, Irma Hoffren, Mickaël Conte, Nuria López Cortés et Raphaël Canet, dans un voyage de la vie vers la mort ou de l’enfer au paradis, en prenant appui sur l’histoire de l’antiquité gréco-romaine, à une époque aussi troublée que contrastée qui conduisit les hommes à leur chute. Une œuvre hors du temps, qui donne fort à réfléchir.
J.M. Gourreau
La Pastorale / Thierry Malandain, Théâtre National de la Danse Chaillot, du 13 au 19 décembre 2019.
Ballet créé le 21 octobre 2019 à Tarbes.
*Au moment précis où j’écris ces lignes, j’apprends que l’Amazonie, poumon vert de notre planète, a vu disparaître en fumée quelque 890 000 hectares de forêts au cours de la seule année 2019, ce qui représente le double de la superficie totale perdue en 2018…
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Anthony Egéa / Muses / Trop, c'est trop...
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 15/12/2019
- Dans Critiques Spectacles
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Anthony Egea :
Trop, c’est trop…
L’une des plus grandes qualités de ce chorégraphe qui a suivi l’enseignement de Rosella Hightower avant de prendre des cours à l’Alvin Ailey American Dance Theater est, outre son penchant affirmé pour le hip-hop, son esprit… subversif ! Mais sa plus grande originalité est d’amalgamer et de mixer diverses formes d’art - et de danse en particulier - avec autant d’audace que d’impertinence. C’est en 2001 qu’il fonde sa compagnie « Révolution » avec laquelle il va présenter des spectacles en marge des sentiers battus avec une bonne dose d’humour et de fantaisie mais, parfois aussi, d’impertinence ou d’insolence comme, entre autres, dans Soli, créé en 2008 et Urban Ballet en 2011. Avec Bliss en 2014 (voir à cette date dans ces mêmes colonnes), il confronte les danses tribales avec les danses urbaines, tout en mettant sur scène les délices et délires du clubbing. Il réalise également une relecture fort originale du Magicien d’Oz pour les plus jeunes, avec Dorothy en 2014. S’il utilise le plus souvent des musiques contemporaines comme support de ses pièces, en particulier celles de son "âme damnée" Franck II Louise, il n’en dédaigne pas moins la musique classique qu’il associe à la danse hip-hop, comme par exemple en 2011 dans Tetris, commande du Ballet National de Bordeaux. Exploit qu’il va tenter de renouveler en 2018 avec Muses, une œuvre pour deux danseuses et deux pianistes en quatre parties, sur des partitions de Debussy, Bizet, Saint-Saëns et Ravel retranscrites pour piano, certaines étant habillées ou revisitées par Frank II Louise. Son souhait : "donner à voir des femmes indépendantes, de caractère, libres, puissantes dans leur fragilité, leur douceur, leur pudeur, des femmes virtuoses, efficaces, redoutables et qui savent aussi donner libre cours à leur folie"…
Photos Dan Aucante
Cette fois cependant, le chorégraphe s’est laissé submerger par la beauté et la puissance de la musique. Tout est parti, dit-il, d’un concert auquel il assista un beau jour d’été au Théâtre de Brive-la-Gaillarde, concert au cours duquel il découvrit un duo de pianistes "de choc", Naïri Badal et Adelaïde Panaget, dans un récital à quatre mains. Il fut tellement subjugué par leur talent qu’il leur demanda d’accepter de décloisonner leur univers en s’associant à deux breakeuses de sa compagnie, Emilie Schram et Emilie Sudre, pour réaliser un cocktail chorégraphique détonnant, ce que les musiciennes acceptèrent avec un enthousiasme communicatif. Il ne restait plus qu’à concocter un choix de musiques appréciées d’un public pas nécessairement mélomane, lesquelles pourraient se prêter allègrement à ce genre d’exercice. Un choix aussi difficile que périlleux qui s’est finalement avéré servir davantage les deux pianistes-virtuoses que les danseuses. Et qui mieux est, la pièce de loin la plus originale, à savoir la Danse macabre de Saint-Saëns, était interprétée paradoxalement exclusivement par les deux musiciennes, lesquelles, complices pour la circonstance, avaient du même coup revêtu l’habit d’amuseur public, voire de clown facétieux, se présentant côte à côte devant leur piano, dos au public, impliquées totalement dans la danse, joignant le geste à la musique sans rien perdre de leur virtuosité !
Tout autre, Le Prélude à l’après-midi d’un faune sur la musique de Debussy transcrite - sans détournement de phrasé - pour deux pianos, une danse féline dans le plus pur style hip-hop, mâtinée toutefois de contemporain, mettant en avant la sensualité, la souplesse reptilienne et la féminité de ses interprètes. Une pièce dans laquelle les deux pianistes tiraient on ne peut mieux leur épingle du jeu. Lui succédait un arrangement heureusement assez court de Carmen, mettant en avant le caractère énergique, impulsif et violent de la protagoniste, trait que l’on peut retrouver aujourd’hui encore chez certaines matrones dominatrices. Ce concert chorégraphique se terminait sur une parodie du Boléro de Ravel dans un arrangement électro des plus cocasses de Frank II Louise, mascarade totalement débridée, qui aurait pu s’avérer des plus captivantes si elle n’avait pas été outrancière, voire dérangeante dans la gestuelle qui l’accompagnait… En fait, elle s’avérait être une joyeux délire au sein duquel on pouvait assister à des crêpages de chignon en règle, des vols planés de chaussure et autres facéties du même acabit… Dommage, si l’on considère que l’un des objectifs poursuivi par le chorégraphe était de défendre la cause des femmes et de sensibiliser à la musique classique un public qui ne l’était pas encore…
J.M. Gourreau
Muses / Anthony Egéa, Théâtre de la Cité internationale, Paris, 13 et 14 décembre 2019. Spectacles présentés dans le cadre du festival de danse Kalypso.
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Akram Khan / Xenos / Les affres de la guerre
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 14/12/2019
- Dans Critiques Spectacles
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Photos Jean-Louis Fernandez
Akram Khan :
Les affres de la guerre
Ce sera sans doute une des dernières fois qu’on le verra sur scène. Tout au moins dans un solo. En effet, Akram Khan sillonne les théâtres du monde entier avec sa compagnie depuis maintenant presque vingt ans. Et il en a 45. Un âge respectable pour faire ses adieux de danseur à la scène avec, à l’heure actuelle, une bonne trentaine d’œuvres à son actif parmi lesquelles trois solos très connus : Polaroid Feet (2001), Ronin (2003) et Third Catalogue (2005) ! Né en 1974 dans le quartier de Wimbledon, à Londres, de parents originaires du Bengladesh, ce danseur, profondément humain, s’est forgé une réputation internationale en mixant danse contemporaine et kathak hindou. En outre, son originalité réside également dans son style, très viril, impétueux et audacieux, que l’on retrouve avec tout son éclat dans le solo Xenos qu’il a concocté - et prodigieusement interprété - pour tirer sa révérence. En beauté, inutile de le souligner…
Xenos, mot grec qui peut se traduire par "L’étranger" en français, est une commande pour un programme d’évènements artistiques du Royaume Uni, « l4-18 Now », destiné à célébrer le centenaire de la Première guerre mondiale. A l’origine cependant, l’intention du chorégraphe était de monter un solo sur le mythe de Prométhée, ce Titan connu surtout pour avoir dérobé le feu sacré de l’Olympe aux fins d’en faire don aux humains. Irrité par ce sacrilège sournois, Zeus le condamna à mourir sous le bec et les griffes de l’aigle, seigneur de ces lieux, attaché à un rocher au sommet du Mont Caucase. Akram Khan dont l’humanité est légendaire, eut alors l’idée d’associer les deux propos, cette légende de la mythologie grecque et l’histoire dramatique on ne peut plus réelle de ces quelques 1,4 million de paysans indiens, enrôlés bien malgré eux dans cette guerre et en grande partie tombés sur les champs de bataille. Dans Xenos, il incarne autant l'un de ces soldats indiens morts dans la boue, que Prométhée dont le foie sera arraché progressivement par le rapace sacrificateur. La scénographie spectaculaire imaginée par la designer allemande Mirella Weingarten et l’éclairagiste Michael Hulls rend parfaitement lisible son propos : une "colline" escarpée et très pentue, laquelle sera gravie avec moult difficultés par le protagoniste de ce drame et qui sera aussi le champ de bataille à cette pléiade de soldats, dont la chute sera symbolisée par une avalanche de pommes de pin tombant des cintres à l’issue du spectacle. Aussi pertinente que convaincante, la chorégraphie quant à elle, de par sa gestuelle signifiante, violente et débridée, d’une puissance dramatique incommensurable, met particulièrement en valeur les angoisses, tourments, souffrances et affres de douleur du héros enchaîné, livré aux foudres sonores de l’Olympe, magistralement reconstituées par la création musicale de Vicenzo Lamagna. Voilà un nouveau spectacle qui évoque la Condition humaine chère à Cocteau, en fait un manifeste politique contre la guerre, la folie meurtrière des hommes et les prémices de la fin du monde, et qui met en avant avec beaucoup de force un pan de l’histoire encore trop ignoré du public. "Ma danse doit servir à réveiller les consciences", s’était-il exclamé à l’issue du spectacle donné en Avignon en juillet dernier…
J.M. Gourreau
Xenos / Akram Khan, La Villette, Paris, du 12 au 22 décembre 2019, dans le cadre des spectacles du Théâtre de la Ville hors les murs.
Créé le 21 février 2018 au Centre culturel Onassis à Athènes.
Xenos a fait l’objet d’une version pour enfants réinventée par Sue Buckmaster, directrice artistique de Theatre-Rites, sur une partition musicale de Domenico Angarano adaptée de la partition originale : "Chotto Xenos fait remonter le temps au jeune public, explorant les histoires souvent oubliées et indicibles des soldats coloniaux de la Première Guerre mondiale, afin de faire la lumière sur notre présent et notre avenir".
Un ouvrage de photos sur l'oeuvre de ce chorégraphe, La fureur du beau, vient de paraître aux éditions Actes Sud. Voir à la rubrique "Analyse de livres".
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Marcia Barcellos & Karl Biscuit / Anthologie du cauchemar / Pas si "épouvantable" que cela, bien au contraire…
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 10/12/2019
- Dans Critiques Spectacles
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Ph. K. Biscuit Ph. F. Pasquini Ph. K. Biscuit
Marcia Barcellos et Karl Biscuit :
Pas si "épouvantable" que cela, bien au contraire…
Il est aussi étrange qu’étonnant de découvrir, sur le programme d’une œuvre que l’on s’apprête à déguster, que les auteurs l’aient sous-titré "ballet épouvantable" (sic)… Et, de plus, que ces mêmes auteurs déclarent à ceux qui pourraient se montrer surpris d’une telle dénomination, voire carrément ébaubis, que leur souhait le plus cher serait que leur auditoire "sorte de la salle en hurlant de terreur"...
Bien sûr, ce n’est en fait qu’une plaisanterie, "a joke" comme disent les anglais ! Car les protagonistes de ce ballet ne cherchent nullement à faire fuir leurs spectateurs. Il faut toutefois se souvenir que Marcia Barcellos et son complice Karl Biscuit ont, de tout temps, aimé se plonger dans un monde burlesque et cocasse aussi extravagant que divertissant, un monde dans lequel ils adorent voyager, qu’ils nous apprennent à découvrir au fil de leurs créations et qu’ils cherchent à nous faire partager ! En fait, cette mise en garde n’est qu’une mise en condition du public pour recevoir les images et propos qu’ils nous offrent : âmes fragiles et sensibles, s'abstenir car ce que vous allez voir est susceptible de provoquer en vous des délires hallucinatoires… Je dis bien, susceptible car, en réalité, petits et grands, jeunes et moins jeunes sont si bien happés, autant par les personnages que par les fresques mises en scène, que l’on pourrait entendre dans la salle une mouche voler !
Photos F. Pasquini
Anthologie du cauchemar est en fait un kaléidoscope de saynètes oniriques que l’on feuillette comme un livre d’images qui font voyager les spectateurs dans un univers fantasmagorique aussi ludique que loufoque, tout comme l’était celui de la Théorie des prodiges que nous avons pu voir dans ce même théâtre de Chaillot en mars 2017. Un morceau d’anthologie cependant beaucoup plus sombre, à l’image de Renée en botaniste dans les plans hyperboles, créé quatre ans auparavant. Comme son nom l’indique, cette Anthologie du cauchemar rassemble une trentaine de tableaux qui interrogent, au sein de nos rêves, nos cauchemars, longtemps attribués, dans diverses traditions populaires, à des créatures s'asseyant durant la nuit - à l’image des mara scandinaves - sur le torse de leur victime, les empêchant de respirer. Or, les songes que nous proposent Marcia Barcellos et Karl Biscuit, un tantinet surréalistes, sont entre autres inspirés par le traité L’Eau et les Rêves du philosophe Gaston Bachelard, par La tempête de William Shakespeare,* ainsi que par des poèmes non traduits de Lovecraft et de Lautréamont ; mais également par la peinture, tel Le cauchemar du peintre britannique d’origine suisse, Johann-Heinrich Füssli, ainsi que par la photographie et le cinéma, en particulier les films de Miyasaki (Le château dans le ciel et Le voyage de Shihiro). Ils sont décrits comme à l’accoutumée avec beaucoup de poésie, autant par la danse et le théâtre que par des images-vidéo projetées sur différents plans de tulle transparents. Le tout, bien évidemment, auréolé par la musique originale de Karl Biscuit, mixage de musique contemporaine et de soul mais aussi de musique classique remaniée - on peut entre autres y reconnaître un réarrangement de la Chaconne de Bach - composant un univers sonore très cinématographique, créateur d’atmosphères étranges parfaitement adaptées à cette œuvre.
Ph. K. Biscuit Le Cauchemar / J.H. Füssli Ph. K. Biscuit
Pas de réelle histoire donc, mais l’élaboration de mini-mondes fascinants, au sein desquels vont se côtoyer des créatures fantastiques que ne renierait pas un Edgar Allan Poe, chez lequel l'horreur atteint son point culminant bien que, pourtant, la réalité soit là, tangible, pour chasser l'irrationnel. S’il peut parfois en être de même chez les auteurs de cet envoûtant spectacle, leurs protagonistes sont tout droit sortis de leur imaginaire et des phobies de leur enfance, araignées aussi hideuses qu’effrayantes, prêtes à vous inoculer leur salive venimeuse, gnomes masqués dont la tête semble vouloir se séparer du corps, squelettes aux mains démesurées qui semblent chercher à vous broyer, pieuvres géantes et bernards l’hermite d’apparence reptilienne, aussi monstrueux qu’effrayants, errant à la recherche des charognes dont ils se nourrissent, lutins affublés d’une capirote rouge à l’image des adeptes du ku-klux-klan, et tout à l’avenant… On y croisera aussi des êtres angoissés et angoissants, tel ce danseur emprisonné par son reflet ou, encore, ce marathonien dynamique, fataliste et résigné, en quête d’un objectif mythique qu’il ne parviendra jamais à atteindre. Mais ces chimères, monstres, spectres et sorcières qui hantent nos nuits ne sont pas toujours aussi méchants que l’on pourrait l’imaginer et peuvent même prendre peur, comme ce géant devant les frasques d’un enfant capricieux ; ils savent parfois se montrer réellement affables, à l’image de ce faune aux majestueuses cornes enroulées qui s’émerveille devant les jeux innocents d’une petite fille, voire de ce marabout qui veille, interrogateur et dubitatif tel un médicastre de l’époque de Molière, sur le sommeil agité de la Belle dans les bras de Morphée. Ces images poétiques, d’un romantisme exacerbé, sont mises en mouvement par cinq danseurs exceptionnels, chacun mettant en avant avec beaucoup de finesse et d’à propos sa propre spécificité. La réalité se mêle alors à la fiction grâce à la projection de paysages édéniques émergeant de brumes surnaturelles dans lesquelles nous aimerions cependant bien nous plonger !
J.M. Gourreau
Photos F. Pasquini
Anthologie du cauchemar / Marcia Barcellos & Karl Biscuit, Système Castafiore, Théâtre National de la danse Chaillot, du 5 au 10 décembre 2019. Spectacle créé le 26 février dernier à Grasse (Alpes-Maritimes).
*"Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves et notre petite vie est entourée de sommeil"…
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Boris Eifman / Rodin / De bien tumultueuses amours
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 04/12/2019
- Dans Critiques Spectacles
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Ph. M. Khoury Ph. M. Khoury Rodin et son éternelle idole en 2013
Rodin :
De bien tumultueuses amours
Nul ne l’ignore, la vie de Rodin a été intimement liée à celle de son élève, Camille Claudel. Et c’est peut-être davantage l’histoire des amours torrides de ce couple ou, plutôt, de l’instable et déchirant trio que Rodin formait avec Camille et Rose Beuret, son premier amour, que Boris Eifman nous narre avec beaucoup de bonheur dans ce fabuleux ballet. En effet, durant toute sa carrière, ce chorégraphe n’a eu de cesse de s’éloigner de l’académisme très en vogue dans son pays, la Russie, pour inventer une danse néo-classique plus contemporaine et axée sur l’expressionnisme, une danse narrative alambiquée d’une très grande expressivité mais, aussi, d’une grande liberté, proche de l’expressionnisme allemand ; ce chorégraphe considère en effet que la beauté formelle du geste n’est pas une fin en soi mais qu’elle doit être au service d’une réelle émotion ; d’où une danse inspirée par la comédie humaine, au sein de laquelle ses personnages, réels ou fictifs, sont souvent l’exact reflet d’une réalité gênante, dictée par des sentiments de peur, de honte, voire par la folie, une danse qui excelle à décrire non seulement les passions de l’âme, mais aussi les sentiments les plus sombres, désespoir, obsessions, souffrances et tortures, jalousie ou vengeance... Il n’est donc pas étonnant que Boris Eifman ait été inspiré par cette histoire d’amour, avec tout son lot de luttes intestines, de haine et de trahison, mais aussi par les échanges autant culturels qu’énergétiques entre Rodin et Claudel, et par leur passion commune pour la sculpture, depuis leur première rencontre jusqu’à la descente aux enfers et l’internement de Camille. "Tous ces phénomènes de l'esprit humain sont brillamment exprimés par Rodin et Camille en bronze et marbre", relate Eifman. "Transformer un moment gravé dans la pierre en un flux de mouvements corporels riche et sans émotions est ce que je recherchais lors de la création de cette nouvelle performance de ballet".
Il faut dire cependant que ce n’est pas la première fois que la vie de ces deux sculpteurs subjugue un chorégraphe. Peter Quanz a, lui également, conçu et réalisé une chorégraphie et une mise en scène des relations agitées de ces deux artistes pour les Grands Ballets Canadiens, laquelle fut créée en octobre 2011 à Montréal dans les décors de Michael Gianfrancesco. La version que Boris Eifman nous offre aujourd’hui dans une chorégraphie aussi inventive qu’expressive et une scénographie épurée du plus bel effet, due à Zinovy Margolin, a été élaborée un mois plus tard, très exactement le 22 novembre 2011, au Théâtre Alexandrinsky de St Petersbourg : une œuvre que nous avons déjà pu voir à Paris au Théâtre des Champs-Elysées en mars 2013 sous le titre de Rodin et son éternelle idole, magistralement interprétée d’ailleurs dans ses rôles-titres par deux des mêmes danseurs qu’aujourd’hui, Liubov Andreyeva dans le rôle de Camille, et Oleg Gabyshev dans celui de Rodin ! Comme on le voit, la valeur n’attend point le nombre des années, ainsi que le laissait entendre Corneille…
Ph. M. Khoury
Certes, il faut bien connaître la vie bouillonnante et chaotique de Rodin pour pouvoir suivre pleinement le déroulement de l’action et apprécier à leur juste valeur tous les méandres du ballet. Au début du spectacle, Eifman nous transporte au sein d’un asile psychiatrique dans lequel les patients errent comme des somnambules : celui de Montdevergues près de Montfavet dans le Vaucluse. Camille y restera internée pendant 30 ans, jusqu’à la fin de ses jours, en 1943, abandonnée et oubliée par tous ses proches. On lui annonce une visite : celle de Rodin, repentant, désespéré. Flash back. Camille se remémore sa vie à ses côtés et les épreuves traversées. Eifman nous ramène au début de la relation amoureuse des deux sculpteurs, en 1884, deux ans après leur rencontre. Camille travaille alors sans relâche dans son atelier à la sculpture d’un couple, à l’image de leur amour, Sakuntala, Rodin à ses côtés. La passion qu’ils manifestent l’un pour l’autre est incommensurable. Camille a juste 21 ans, alors que le maître en a 45. Les scènes suivantes évoquent divers évènements de la vie des deux amants, à l’ombre de Rose, son ancien modèle, omniprésente, rencontrée 20 ans auparavant, et que Rodin aimera jusqu’à sa mort. La scène suivante transporte le spectateur un peu plus tard devant l’imposant groupe statuaire des Bourgeois de Calais : devant son talent, Rodin charge Camille de sculpter les mains des personnages qu’il a mis en scène. Plusieurs œuvres résulteront ultérieurement d’un tel travail en commun, entre autres, La porte de l’enfer ou l’Eternelle idole. A côté de ces scènes très réalistes, magistralement reconstituées, il faut le souligner, Eifman agrémente son œuvre d’instants imaginaires pittoresques plus légers, telle cette fête des vendanges évoquant Giselle ou, encore, ce French cancan aussi énergique qu’émoustillant, cliché symbolique des plaisirs de la vie parisienne de l’époque…
Ph. E Matveev & Y. Kudryashova
Les deux amants se sépareront en 1892, après plus de 10 ans d’une vie commune, aussi tumultueuse que passionnée, Camille ne supportant plus la présence de Rose auprès de Rodin, le soupçonnant même d’avoir d’autres liaisons et se sentant trahie par lui. Sentiments encore exacerbés jusqu’à en devenir pathologiques par le fait que les critiques ne reconnaitront pas à sa juste valeur son talent et son génie, l’attribuant à tort à Rodin. Désespérée, cette artiste détruira la plupart de ses œuvres, entre autres sa Clotho*, avant de plonger petit à petit dans les ténèbres de la paranoïa et de la folie. Elle se réfugiera alors, recluse, dans son atelier du Quai de Bourbon jusqu’en juillet 1913, date à laquelle sa mère la fera interner à l’asile de Ville-Evrard en Seine-St-Denis, avant qu’elle ne soit transférée un an plus tard dans celui de Montdevergues, là où précisément nous nous retrouverons à nouveau à la fin du ballet.
Clotho / C. Claudel Les Bourgeois de Calais / Rodin L'éternelle idole / Rodin
Toutes ces péripéties sont magistralement décrites chorégraphiquement en deux actes par le truchement d’un langage alambiqué mais imagé et toujours signifiant. Je pense notamment au pétrissage d’un bras, d’une jambe, au modelage d’un corps ou d’une tête qui, peu à peu, prennent vie, reconstitution vivante des œuvres que nous ont laissées les deux sculpteurs. La gestuelle utilisée par Boris Eifman est toujours chargée d’une émotion indicible, illustration parfaite de ses propos. Certains effets visuels sont en outre particulièrement réussis, telle la selle tournante du chevalet de sculpteur qui met en valeur les statues lors de leur élaboration. Voilà donc à nouveau une œuvre d’un romantisme exacerbé, dans la lignée de ses autres ballets inspirés de la littérature ou de l’histoire, tels l’Idiot, Eugène Oneguine, Les frères Karamazov ou Anna Karénine.
J.M. Gourreau
Rodin / Boris Eifman, Palais des Congrès, Paris, 30 novembre 2019.
*Clotho était la plus jeune des trois Parques, celle qui tient le fil de la destinée humaine. Présentée sous les traits d’une très vieille femme, la sculpture s’inscrit dans un dialogue artistique entre Rodin et Camille Claudel autour de la représentation de la vieillesse. Exposée, dans sa version en plâtre, en 1893 à la Société nationale des Beaux-arts, l'œuvre s'inspire de la mythologie gréco-romaine.
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Ana Rita Teodoro / Fofo / Provoc ou "foutage" de gueule ?
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 29/11/2019
- Dans Critiques Spectacles
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Photos Marc Domage
Ana Rita Teodoro :
Provoc ou "foutage" de gueule ?
Les mauvais spectacles, traduisez, ceux qui ne nous apportent rien ou très peu de choses, sont légion. Le critique a pour coutume de les ignorer et de ne leur faire aucune publicité. Il y en a cependant qui vont plus loin. Ceux qui mettent mal à l’aise par exemple. Et, aussi, ceux qui provoquent et scandalisent car contraires à la morale ou aux idées reçues. Il en existe encore une troisième catégorie : ceux qui vous laissent passifs au début de la représentation mais qui vous font "sortir de vos gonds" au fur et à mesure de leur déroulement. Non qu’ils soient agressifs, tant s’en faut, mais leur puérilité, l’absurdité ou l’ineptie de leur propos provoque au fond de votre être une montée d’adrénaline qui vous rend nerveux, vous fait bouillir. Fofo, de la portugaise Ana Rita Teodoro, est de ceux-là. Pourtant, à votre entrée dans la salle, tout semble d’excellent augure. Deux crédences dont les trois faces visibles sont parées de fort belles fleurs semblent là pour vous accueillir. Leur tablette, très étroite, est toutefois encombrée de différents ustensiles de cuisine, réchaud compris. En outre, plusieurs coussins gonflables en plastique transparent dont on va vite comprendre l’usage, à savoir celui de canapé, voire de fauteuil, jonchent çà et là le plateau. Vous vous demandez bien ce qui va se passer. Rapidement, l’un des quatre protagonistes qui viennent de faire leur entrée, s’installe derrière l’une de ces consoles et se met bientôt en devoir, aussi lentement que méticuleusement, de casser un œuf dans un plat - l'histoire ne nous précise pas s'il était bio ou non - et de se le faire cuire, non sans y avoir ajouté tous les ingrédients qu’il convient pour le déguster. Bien évidemment, l’odeur de la cuisson se distilla peu à peu dans la salle, se substituant à celle, printanière et délicate, des fleurs qui diffusait dans l’atmosphère à l’entrée du public. Agréable sans doute pour celui qui n’avait pas encore eu l’heur de souper, beaucoup moins assurément pour les autres… La lenteur de la gestuelle minimaliste du "cuisinier", l’économie de ses mouvements, le ralenti de leur exécution n’étaient pas conçus pour aguicher le spectateur ni pour le faire saliver, mais ils faisaient allusion à l’esprit du butô, dont la finalité, selon la scénographe, était de conforter la relation entre existence et essence*. Présentement, cela s’avérait une hérésie quand on considère le caractère superficiel de la motivation de cette gestuelle, au regard de celle, profondément philosophique, du butô et à la gravité de sa finalité...
Rebelote au bout de ces 45 premières minutes pour un même laps de temps, l’une des autres interprètes se proposant cette fois de mitonner du… pop-corn dont, bien sûr, le public ne verra pas la couleur mais dont ses narines se délecteront de l’odeur bien caractéristique... Instant peut-être un peu plus ludique, ces céréales de maïs soufflé éclatant et sautant comme il se doit hors de la casserole lors de leur confection pour se répandre largement aux pieds de la cuisinière, laquelle s’affaira avec empressement à leur faire réintégrer au plus vite leur récipient !
Rien d’autre ne se passera durant tout ce spectacle. Temps morts meublés par des jeux ponctués de bagarres, de crêpage de chignons, de vociférations, de miaulements déchirants, de hurlements à la mort… Et, aussi, de siestes sur et au sein des "coussins" éparpillés ça et là sur le plateau. La puérilité du propos, navrante, ne va bien sûr pas conquérir les spectateurs qui ne peuvent réfréner la moutarde qui leur monte au nez et l’impérieux besoin de quitter la salle, se demandant bien ce qu’ils sont venus faire dans cette galère ! En fait, au-delà de ces démonstrations culinaires bassement matérialistes que l’on pouvait admirer et sentir mais non goûter, quelles étaient les intentions réelles de son auteure ? Or, si l’on se réfère au programme, « Fofo décortique avec dérision le curieux phénomène du Kawaï (mot japonais qui signifie mignon ou mimi en français), cet univers régressif peuplé de créatures à poil doux et aux grands yeux humides, dans lequel se réfugie le corps adolescent pour mieux faire barrage à la cruauté du monde adulte ». Propos certes louables, mais dont la traduction sur scène était vraiment loin d’être perceptible, bien loin en tout cas de l’art du maître de butô Kazuo Ôno auquel Ana Rita Teodoro se réfèrait… Certes, celle-ci a peut-être décrit avec plus ou moins de bonheur "ce monde enfantin, rempli de couleurs, de personnages souriants et de formes rondes et rassurantes" que nous avons tous traversé un jour ou l’autre, mais l’on regrette que la vision de son univers soit aussi limitée et, qu’en outre, elle n’ait pas introduit une once de danse en son sein - l'involontaire danse du pop-corn mise à part - alors que cette artiste a fait ses armes au CNDC d’Angers...
Désolé, ami lecteur, pour ces propos amers et peu seyants mais je me devais de vous en avertir… Un coup de gueule de temps à autre, ça fait du bien !
J.M. Gourreau
Fofo / Ana Rita Teodoro, Théâtre de la Cité internationale, les 28 & 29 novembre 2019, dans le cadre de New settings, un programme de la Fondation d’entreprise Hermès.
*cf. l’article de Leonard Adrien dans le tiré-à-part « New settings » de la revue Art Press N° 470, octobre 2019.
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Kader Attou / Allegria / Une énergie primesautière
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 25/11/2019
- Dans Critiques Spectacles
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Photo Pierre Meunié Photo Mirabelwhite
Kader Attou :
Une énergie primesautière
Que de joie, de virtuosité, d’énergie et d’entrain dans ce spectacle truffé de trouvailles, qui célèbre les 30 ans de la compagnie Accrorap. Allegria est en effet une pièce comme on n’en avait pas vu depuis The Roots, une pièce dominée par la fraternité mais, aussi, par l’allégresse, la joie de vivre et de danser, entièrement portée par le hip-hop, sans mélange de style. A l’inverse d’Athina, spectacle dans lequel Kader Attou avait intégré de la danse classique ou, encore, d’Anokha, dans lequel il avait fait appel à une danseuse indienne. Et, ma foi, en ces temps qui courent, pas toujours faciles à vivre, c’est fichtrement agréable, même si l’œuvre ne repose sur aucun argument, car elle nous enveloppe de sa poésie, nous abandonnant à notre imagination. Il ne faut pas vouloir y chercher autre chose, simplement se laisser aller au plaisir de partager, avec des danseurs qui défient la pesanteur, ce rare moment de bonheur et de félicité. Et quels danseurs ! Ils sont huit, tous plus étonnants les uns que les autres, chacun dans sa spécialité, que Kader Attou a su mettre en valeur avec beaucoup de bonheur. Je pense notamment à deux d’entre eux, Jackson Ntcham, un colosse d’une virtuosité étonnante, acoquiné - dans le ballet tout au moins - avec un pince-sans-rire, vétéran de la compagnie, Maxime Vicente. Tous deux ont le diable au corps mais la danse dans le sang. Le duo qu’ils forment dans la pièce tient parfois des sketches de Laurel et Hardy…
Photo Justine Jugnet Photo Mirabelwhite
Pas d’histoire donc mais une suite de séquences enjouées, souvent fort drôles, en tout cas pleines de poésie et d’inventivité, réglées sur une partition musicale originale de Régis Baillet, Diaphane, judicieusement saupoudrée de fragments de Philip Glass et de René Aubry. Parmi ces séquences s’en dégagent particulièrement deux : la première, qui revient aussi à l’issue du spectacle, apparentée à de la prestidigitation, met inévitablement en scène une mystérieuse valise, du "ventre" de laquelle s’échapperont tour à tour lors de son ouverture, des jambes, une tête puis un corps tout entier, ce, bien entendu, par le truchement d’une danse habile et talentueuse comme lui seul en a le secret… Séquence drolatique voisinant avec une autre, plus poétique, évoquant des virtuoses du surf se jouant des vagues d’une mer déchaînée, délicieusement mises en valeur par les lumières de Fabrice Crouzet… On pense inévitablement à Philippe Genty ou, encore, à James Thierrée. Très originale, l’écriture chorégraphique conjugue la tendresse à la virtuosité et à l’humour, apanage également de cette "danse des épaules", d’une originalité à vous couper le souffle…
Photo Justine Jugnet
Bref, voilà un spectacle pour les jeunes de 7 à 77 ans, aussi théâtral que dansé, d’une ineffable poésie et d’une non moins grande légèreté, nourri par le 7ème art et le mime, tutoyant l’imagination et le rêve. Une danse burlesque mais pleine de tendresse et d’humanité, qui interroge son époque et qui s’avère, au bout du compte, une ode à la joie mais, surtout, un pied de nez à la violence qui déferle aujourd’hui sur notre monde.
J.M. Gourreau
Allegria / Kader Attou et la Compagnie Accrorap, Théâtre National de la danse Chaillot, du 23 novembre au 5 décembre 2019. Soirée du 29 novembre parrainée par l’UNICEF dans le cadre des droits de l’enfant.
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Tatiana Julien / Soulèvement / Un engagement autant physique que moral
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 25/11/2019
- Dans Critiques Spectacles
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Photos Hervé Goluza
Tatiana Julien :
Un engagement autant physique que moral
Un cri déchirant. Celui d’une femme qui ne peut plus se satisfaire de la vie d’aujourd’hui, accepter l’injustice sociale qu’elle avait dû endurer durant son enfance et sa jeunesse. Celle-ci avait eu un tel impact sur sa vie artistique qu’elle ne parvenait plus à réprimer le besoin de s’en révolter bec et ongles, toutes griffes dehors, de l’exprimer avec une rage peu commune de tout son corps, jusqu’à le mettre à nu...
Créé à l’Espace des arts de Chalon-sur-Saône en novembre 2018 dans le cadre du festival Instances, Soulèvement est un solo soutenu entre autres par des textes de Martin Luther King (Civil rights lead to racism and injustice), de Gilles Deleuze (L’abécédaire), de Jack Lang (Des artistes au pouvoir), d’André Malraux, et par la chanson Désenchantée de la compositrice-interprète Mylène Farmer sur une composition de Laurent Boutonnat pour lequel cette chanson était « un coup de projecteur sur une génération en mal de futur ». C’est l’histoire d’un être révolté dont la conception, curieusement, a coïncidé avec le début du soulèvement des "Gilets jaunes" en France et qui suit de peu le mouvement social "Nuit Debout" du printemps 2016. Or ce solo impressionne peut-être plus par sa théâtralité, que par la danse qui l’auréole ou qui l’habille. Mais, à l’inverse de Mylène Farmer qui, au travers de ses paroles hors du temps, hors de l’histoire, exprime seulement son désenchantement de la vie, Tatiana Julien, elle, se veut interventionniste ou, tout au moins, cherche à l’être. Son spectacle, très attachant, n’est pas le simple reflet d’un constat ; il se veut autant politique que social ; au travers de celui-ci, elle exhorte son public à partager ses convictions et, partant, à réagir contre son laisser-aller, sa passivité, et à passer à l’acte, à se soulever. D’où un engagement total, une chorégraphie violente, sauvage, provocatrice, saccadée, débridée mais contenue, qui emprunte ses figures à la gestuelle observée dans les manifestations, voire au "voguing" ou au "krump", mais qui est issue des tripes de son auteur. D’où aussi la nécessité, pour mieux faire passer le message, de se trouver au plus près possible des spectateurs. Jusqu’à aller à leur rencontre, à leur contact. Et ce, le plus étroitement possible. Un partage sans ambigüité aucune, qui peut d’ailleurs désorienter, voire mettre mal à l’aise. En se mettant à nu au propre comme au figuré, elle se libère de ses pulsions, de ses tabous, de l’amertume qui l’étreint toute entière. Difficile d’aller plus loin, de s’engager davantage, tant socialement que politiquement. A bien y réfléchir, il est vrai que ses gestes, ses mots - bien qu’empruntés - sonnent juste. On peut ne pas les apprécier mais on ne peut pas rester indifférent.
J.M. Gourreau
Soulèvement / Tatiana Julien, Théâtre National de la danse Chaillot, du 22 au 27 novembre 2019.
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Hervé Robbe / Grand Remix de la Messe pour le temps présent / Un jerk remixé
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 22/11/2019
- Dans Critiques Spectacles
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Hervé Robbe :
Un jerk remixé
S’il est une œuvre de Maurice Béjart qui a fortement marqué les esprits lors de sa création, c’est bien sa Messe pour le temps présent sur une composition électro-acoustique de Pierre Henry et de Michel Colombier. Ce "spectacle total", conçu pour le festival d’Avignon en août 1967 et interprété par le Ballet du XXème siècle, bousculait en effet les traditions du fait, d’une part, de sa partition musicale "concrète", mais, surtout, de sa chorégraphie, notamment de sa fameuse séquence des jerks sur le désormais célèbre Psyché rock du compositeur. On n’avait jusqu’alors encore jamais vu de danseurs en jeans, baskets blanches et tea-shirts dans la Cour du Palais des papes, pas plus d’ailleurs qu'une telle gestuelle saccadée, très géométrique, caractéristique de l’œuvre…
Photos Cédric Alet
A l’époque, Hervé Robbe n’avait que six ans. Ce n’est que bien plus tard qu’il entend à la radio cette messe et découvre un disque dont la pochette représentait une photo des danseurs du Ballet du XXème siècle en jeans et tee-shirts dans l’interprétation de cette œuvre. Il se dit alors qu’il aimerait bien, lui aussi, participer à "cette incantation des corps, cette utopie collective", frappé par la pulsation frénétique de la musique de ce ballet qui lui évoque une "rave-party"… Désir bien légitime quand on sait que ce chorégraphe fit ses premières armes à Bruxelles au début des années 80 à l’Ecole Mudra de Béjart qu’il admire avec ferveur. Son souhait se concrétise en 2015, 49 ans après la création de cette pièce. A l’époque, ce jerk – une danse de société qui avait fait son apparition dans les années 60 aux Etats-Unis et qui avait progressivement gagné toute l’Europe – était alors encore en vogue du fait de la liberté de sa gestuelle, laquelle mettait en avant des ondulations du corps, des rotations des hanches, des mouvements géométriques et saccadés des membres, les danseurs se faisant face tout en élaborant des figures plus ou moins sinueuses et alambiquées. A l’issue d’une rencontre entre Robbe et Pierre Henry dans son studio de travail, ce dernier propose au chorégraphe de "remixer" les jerks de la version initiale de la Messe avec diverses couches sonores, quitte à Robe à adapter à ce "remix" une chorégraphie nouvelle, rajeunie, qui resterait toutefois dans le goût et le style de celle de Béjart. Réécriture, découpages, collages, remaniements, démultiplications de mouvements et d’effets sont alors le lot du chorégraphe qui parvient à une version fort dynamique, certes similaire à l’originelle mais plus contemporaine, plus adaptée à notre temps. L’interprétation de ce Grand Remix de la Messe pour le temps présent est alors confiée aux étudiants de l’Ecole supérieure de danse contemporaine d’Angers, et la Première est donnée dans cette même salle de la Philharmonie de Paris le 8 janvier 2016, avec le succès qu’on lui connait. Hervé Robbe en évoque le souvenir : "L'homme (Pierre Henry) est accueilli en star, très applaudi par la salle, avant de prendre place à sa table de mixage, face à la scène. Installé avec ses machines électroniques, en hauteur, sa silhouette est repérable de loin, et sa tignasse blanche surgit par moments, effleurée par la lumière des projecteurs. La musique de Pierre Henry part de là, de sa table sans partition, sans interprètes ni instruments, manipulée par lui et livrée par d'immenses enceintes placées sur la scène. Elles sont une trentaine en tout, de tailles et de couleurs différentes, érigées comme des statues".
C’est cette même œuvre qui nous est reproposée aujourd’hui avec le même bonheur et le même succès, précédée bien évidemment de la Messe pour le temps présent dans sa version originale, sous la direction sonore de Thierry Balasse.
J.M. Gourreau
Messe pour le temps présent / Maurice Béjart & Grand Remix de la Messe pour le temps présent / Hervé Robbe, Cité de la musique, Paris, 20 novembre 2019.
*Extrait d’une interview donnée par Hervé Robbe en 2015.
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Daniel Larrieu / Chiquenaudes / Romance en stuc / Nostalgie, quand tu nous tiens
- Par Gourreau Jean Marie
- Le 20/11/2019
- Dans Critiques Spectacles
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Photos Benjamin Favrat
Romance en stuc Romance en stuc Chiquenaudes
Daniel Larrieu :
Nostalgie, quand tu nous tiens…
Il est toujours fascinant de revoir les premières pièces d’un chorégraphe qui a marqué son temps ; cela permet de mesurer l’évolution de son art et, avec lui, celui de son époque. En effet, Daniel Larrieu, protagoniste des chorégraphes de la « Nouvelle danse », perpétuellement à la recherche de nouvelles expériences, a produit, depuis le début des années 80, une bonne cinquantaine de pièces chorégraphiques, certaines ayant défrayé la chronique du fait de leur inventivité et de leur originalité. L’une de ses toutes premières, Chiquenaudes, est une œuvre abstraite de 9 minutes, sans musique ni argument pour trois danseurs : créée à l’occasion du Concours de Bagnolet en 1982, elle remporta le second prix. Romance en stuc quant à elle, fresque théâtrale de presque 1 heure, a été présentée au public pour la première fois le 19 juillet 1985 au cloître des Célestins, dans le cadre du festival d’Avignon. Elle fait suite à une commande que Bernard Faivre d’Arcier, à l’époque directeur de ce Festival, lui avait faite après avoir admiré Chiquenaudes et La peau et les os. Comment perçoit-on ces pièces aujourd’hui, plus de 35 ans après leur création ? Si l’un des buts de Daniel Larrieu est de transmettre son art et son travail aux générations actuelles de danseurs, ce n’est bien évidemment pas le seul. Ce chorégraphe cherche en effet également à évaluer l’impact de ces pièces aujourd’hui, en particulier, à savoir si leur originalité et la « subversion » sous-jacente qu’elles contenaient alors ne se sont pas affadies. Celles-ci s’avéraient en effet réellement révolutionnaires pour l’époque… Mais le sont-elles restées ?
La première d’entre elles, Chiquenaudes, bien que très "carrée", est une œuvre, légère, vive et ludique, pleine de joie et d’entrain, dont l'exécution donne l’impression de rendre ses interprètes heureux, tout en les libérant du carcan de l’académisme qui leur avait été imprimé durant leur apprentissage. Sa caractéristique : des petits gestes souvent fort drôles, arrêtés puis repris après remaniements et transformations, évoquant les séquences d’un dessin animé. L’œuvre reste en tous cas aujourd’hui l’illustration de la fougue et du plaisir qu’éprouvait cette ribambelle de jeunes pleins d’entrain à se produire devant un public à une époque où, pourtant, il n’y avait quasiment aucune facilité pour la travailler ou la répéter.
Romance en stuc, photos de la création en 1985 - © J.M. Gourreau
Romance en stuc s’avère quant à elle d’un tout autre caractère. Les années 83 et 84 ont donné chacune naissance à deux autres créations, Un sucre ou deux et Volte-face, puis Ombres électriques et La peau et les os. Si leur facture chorégraphique s’avère très semblable, la griffe du chorégraphe étant déjà bien arrêtée, leur propos, lui, est très différent. Romance en stuc évoque l’histoire des amours entre une jeune aristocrate, veuve, et un jouvenceau issu du même milieu. Celui-ci ne lui est pas très attaché et reporte ses sentiments sur l’image d’une jeune fille d’une beauté surnaturelle, laquelle lui est apparue dans le miroir vénitien de son salon : or, cette jeune fille qui l’aimait en secret sans qu’il le sache, est morte à l’âge de 18 ans dans un accident, et c’est son spectre qui surgit à ses yeux. C’est en lisant Spirite, un roman fantastique que Théophile Gautier avait écrit quelque 140 ans auparavant - lequel, lui aussi, avait été à l’origine de la célèbre Giselle de Perrot et Coralli mise en musique par Adolphe Adam - que Larrieu eut l’idée de ce ballet lyrique pour onze danseurs affublés de perruques baroques en polyuréthane, lequel lui permettait d’évoquer et mettre en scène deux univers parallèles, d’un côté le réel et, de l’autre, en transparence, l'imaginaire, peuplé d’êtres surnaturels, fantasmagoriques et éthérés.
Photo Benjamin Favrat
Force est de constater que ni Chiquenaudes, ni Romance en stuc n’ont perdu un iota de leur charme ou de leur éclat. Certes, elles ne sont pas totalement identiques aux pièces originelles, les modifications les plus importantes ayant porté sur la simplification des décors et, aussi, sur la reconstruction et l’adaptation d’une gestuelle théâtralisée qui n’est pas sans évoquer celle des arts martiaux. "Si, aujourd’hui, le corps de l’autre est accessible plus facilement qu’avant, il est plus difficile d’accéder à l’intimité de sa personne" nous dit le chorégraphe. De plus, constate t’il, la nouvelle génération de danseurs est beaucoup plus relâchée et s’octroie une plus grande liberté dans la gestuelle, ce qui génère une autre forme de danse". De ce fait, la matière chorégraphique provient davantage de l’âme du danseur que de l’écriture, ce qui génère une impression de nouveauté à chacune des représentations, celles-ci s’avérant peut-être moins codifiées qu’à l’origine. Mais elles n’en demeurent pas moins fort émouvantes du fait de